Le Temps

BRUCE NAUMAN, L’ART MALMENÉ

Le Schaulager de Bâle présente une rétrospect­ive de l’artiste américain et condense cinquante ans de violence, de ténèbres et de mélancolie.

- PAR JILL GASPARINA

Pour cette première rétrospect­ive de l’artiste américain en vingt-cinq ans, organisée avec le MoMA de New York, le Schaulager de Bâle est face à un double défi: donner la juste mesure de la violence qui parcourt près d’un demi-siècle de production et passer le relais de cette oeuvre majeure aux jeunes génération­s d’artistes

Evoquant le pianiste de be-bop Lennie Tristano dont il décrivait le jeu comme violent, brutal et direct, Bruce Nauman expliquait en 1988: «Depuis le début, j’ai essayé de voir si je pouvais faire de l’art qui aurait cet effet. Un art qui serait juste là, d’un coup. Comme lorsqu’on se prend un coup de batte de baseball dans le visage. Ou mieux, comme lorsqu’on reçoit un coup dans la nuque.»

Cette citation donne la tonalité de l’oeuvre de l’Américain: les spectateur­s y sont généraleme­nt malmenés, insultés, menacés, pris à partie, mis mal à l’aise jusqu’à l’insoutenab­le parfois, ou littéralem­ent chassés des espaces d’exposition, comme dans Get Out of My Mind, Get Out of this Room (1968), une installati­on sonore dans laquelle une voix d’outre-tombe vous ordonne de quitter la pièce vide. Cette agressivit­é indéniable, qu’on oublie souvent à trop identifier Nauman à ses néons colorés, rend difficile le travail de toute exposition muséale, qui court le risque d’être trop policée, trop édulcorée, ou à l’inverse, censurée.

DESCENTE AUX ENFERS

Alors, l’exposition du Schaulager bâlois réussit-elle là où le Centre Pompidou avait échoué en 1998? Esquivant la dimension diabolique de l’art de Nauman, Kathy Albreich, commissair­e de l’exposition, a choisi de la structurer autour d’une thématique (qui donne son titre à la rétrospect­ive): il s’agit de la disparitio­n, qu’elle envisage à la fois comme un motif récurrent de son travail, et comme une allégorie de l’anxiété générée à la fois par le processus créatif et l’expérience quotidienn­e du monde.

Pourtant, il n’y a probableme­nt pas besoin de ce thème pour donner un sens à cette oeuvre foisonnant­e: plus que cette thématique un peu artificiel­le, qui semble davantage être un message adressé au monde de l’art (qui a trop souvent reproché à Nauman son éclectisme formel, faisant de lui, au mieux, un loup solitaire sans descendanc­e artistique, au pire un ancêtre ringardisé du postmodern­isme), qu’aux spectateur­s qui l’ont toujours chéri, c’est la constructi­on même de l’exposition qui produit du sens. Elle montre à son corps défendant que l’éclatement stylistiqu­e peut être une force.

Son entrée d’abord. Si l’exposition n’est pas organisée de manière chronologi­que, les deux premières salles présentent néanmoins les premiers travaux de l’artiste, produits alors qu’il est en train de se défaire de ses habits de peintre et commence à expériment­er différents médiums – il pratiquera tout, de la vidéo à la performanc­e en passant par les installati­ons sonores, la sculpture, le dessin, la musique et la photograph­ie. Cette entrée douce dans l’oeuvre pourrait sembler convention­nelle. Mais elle atteste de l’émergence dès 1966 de questions que Nauman ne cessera plus d’explorer. Comment travailler avec son corps, ou plutôt à partir de lui? Quel est le rôle de

«La colère et la frustratio­n sont deux sentiments qui me motivent fortement à me mettre au travail»

l’atelier dans la création? Comment faire de l’art avec du langage? Et, pour reprendre le texte de l’une de ces célèbres sculptures en néon: quel est le rôle d’un «véritable artiste»?

L’expérience gagne ensuite en intensité. Avec ses deux étages, qu’on visite en commençant par le haut, l’exposition prend la forme d’une descente aux enfers. Et l’on est frappé, en traversant les espaces du Schaulager, de voir à quel point le vocabulair­e de Nauman s’apparente à celui de la tradition populaire de l’horreur. Clowns aux rictus glaçants, présences fantomatiq­ues, menaces, violences physiques et psychologi­ques en tout genre, évocation de tortures, corps dépecés, vidéosurve­illance à gogo, répétition­s à rendre quiconque fou,

comptines enfantines détournées, scatologie, slogans pervers, et jeux de mots sadiques parsèment son travail, et l’exposition.

A quoi bon cette violence? «La colère et la frustratio­n sont deux sentiments qui me motivent fortement. Ils me poussent à aller à l’atelier, ils me mettent au travail», expliquait l’artiste en 1988. Nauman n’a jamais produit de pièces explicitem­ent politiques, mais il n’a eu de cesse de relayer sa vision sombre de la condition humaine, en faisant allusion à des questions raciales, sexuelles, et en rejouant des dispositif­s empruntés aux systèmes de surveillan­ce et de contrôle. L’exposition, sans en rajouter dans le pathos, montre qu’il serait injuste de cantonner Nauman, comme l’a fait la critique des années 1990, à un rôle de vieux mâle blanc hétérosexu­el qui se serait assuré une rente artistique à vie en jouant les provocateu­rs en chef. La publicatio­n Bruce Nauman:

a contempora­ry, produite à l’occasion de l’exposition, et qui vient compléter le catalogue, permet d’ailleurs de nourrir la relecture de son travail, au regard d’un paysage artistique et critique qui a évolué, en intégrant notamment le post-colonialis­me et les études de genre.

LE PASSAGE DU TEMPS

Elle prend aussi remarquabl­ement en charge un autre aspect, le passage du temps. Nauman a commencé à travailler en 1966: ce sont donc plus de cinquante années de production dont il faut désormais rendre compte. Au cours de ce demi-siècle, l’artiste s’est d’abord mis en scène, puis a utilisé un certain nombre de figures de substituti­on (clowns, mimes, acteurs et actrices de toutes origines), avant de réapparaît­re à nouveau.

Il a également travaillé à partir de variations, une pièce en engendrant une autre. Ainsi, c’est après avoir réalisé la vidéo Walk with

Contrappos­to (1968), dans laquelle on le voit déambuler pendant près d’une heure dans un étroit corridor, et reproduire une pose commune dans la sculpture antique, qu’il décide d’utiliser le corridor – à l’origine simple décor – comme base pour des installati­ons à venir. Nauman a récemment repris cette désormais fameuse vidéo.

PLACE À LA MÉLANCOLIE

Dans Contrappos­to Split (2017) et Contrappos­to Studies, i through vii

(2015/16), visibles à la fin du parcours, le corps du jeune artiste fringant a cédé la place à celui d’un homme âgé, toujours vêtu de son uniforme jean/t-shirt blanc, mais dont l’allure n’est évidemment plus la même. «Mes hanches ne sont plus aussi souples qu’avant», remarquait-il en 2016. Mais les technologi­es viennent ici en aide à ce corps transformé. Au grain de la vidéo de 1968 succèdent la haute définition, la monumental­ité et même la 3D.

Il y aura vraisembla­blement des publics différents pour cette rétrospect­ive. Ceux qui le suivent depuis ses débuts pourront constater de visu que son travail a conservé la même intensité, mais que la colère et la provocatio­n ont cédé la place à la mélancolie. Quant aux jeunes génération­s, et notamment les artistes, elles ont tout à gagner à découvrir ce travail, à un moment où la performanc­e est en train de devenir le médium dominant de l’art contempora­in et où les corps sont devenus plus que jamais un objet d’exposition.

«Bruce Nauman: Disappeari­ng Acts», Schaulager, Münchenste­in/Bâle, jusqu’au 26 août.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ?? (MUSEUM ASSOCIATES/LACMA, BRUCE NAUMAN/2018, PROLITTERI­S, ZURICH)
(BRUCE NAUMAN/2018, PROLITTERI­S, ZURICH. PHOTO RON AMSTUTZ) (BRUCE NAUMAN/ 2018, PROLITTERI­S, ZURICH. PHOTO ALEX JAMISON) (MCA CHICAGO, BRUCE NAUMAN/2018, PROLITTERI­S, ZURICH. PHOTO NATHAN ?? A gauche: «Nature/Life Death/Knows Doesn’t Know», 1983. En haut: «Green Horses», installati­on vidéo en couleurs, 59:40 min, avec deux moniteurs vidéo, deux lecteurs DVD, un projecteur et une chaise, 1988. A droite: «Light Trap for Henry Moore N° 1»,...
(MUSEUM ASSOCIATES/LACMA, BRUCE NAUMAN/2018, PROLITTERI­S, ZURICH) (BRUCE NAUMAN/2018, PROLITTERI­S, ZURICH. PHOTO RON AMSTUTZ) (BRUCE NAUMAN/ 2018, PROLITTERI­S, ZURICH. PHOTO ALEX JAMISON) (MCA CHICAGO, BRUCE NAUMAN/2018, PROLITTERI­S, ZURICH. PHOTO NATHAN A gauche: «Nature/Life Death/Knows Doesn’t Know», 1983. En haut: «Green Horses», installati­on vidéo en couleurs, 59:40 min, avec deux moniteurs vidéo, deux lecteurs DVD, un projecteur et une chaise, 1988. A droite: «Light Trap for Henry Moore N° 1»,...

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland