Le Temps

LE GROOVE D’ATLANTA

- PAR DAVID BRUN-LAMBERT

La capitale de l’Etat de Géorgie a vu naître des pépites musicales incontourn­ables, dont le rappeur torturé 21 Savage et Algiers, groupe de rock alternatif engagé.

Protégé de Drake, le rappeur noie sa dépression dans un hédonisme désabusé. Ici, l’émotivité est un luxe hors de portée. En deux albums sortis l’an dernier, il a imposé Atlanta en nouvelle capitale hip-hop ◗

Sur son front, 21 Savage a tatoué «Death Before Dishonor» («la mort avant le déshonneur»), hommage à son oncle et à deux amis assassinés par balles. Entre ses yeux, une dague: tribut à son frère tué en prison à l’arme blanche. Sur son corps, six cicatrices, souvenirs de tirs essuyés dans un ghetto d’Atlanta. Shayaa Bin Abraham-Joseph n’a rien d’un rigolo. A 25 ans, son existence a essentiell­ement été rythmée par les fusillades et les disparitio­ns. Deuil, angoisse, prostratio­n hantent ses chansons. Un rap-documentai­re réaliste, privé d’espoir, nourri d’anxiolytiq­ues et d’où surnage un flow traînant jusqu’à l’intolérabl­e. Bienvenue en enfer.

«JE VOIS DES CADAVRES»

Pour être honnête, on n’avait pas vu arriver 21 Savage, malgré le raffut que fit à sa publicatio­n

Savage Mode (2016), mixtape d’outre-tombe réalisée par Metro Boomin (Migos, Travis Scott, etc.). Rage orgueilleu­se, tristesse insurmonta­ble, fébrilité combative et cette langue je-m’en-foutiste alanguie jusqu’à l’étrange: le gosse de Decatur, banlieue sinistre à l’est d’Atlanta, présentait à l’Amérique postObama le visage odieux qu’elle ne voulait pas voir. «On est maudit, et le monde nous déteste», rappait-il, contant dans une langue crue, dépassionn­ée, l’enfance passée «dans des rues sans coeur», une vie d’homme «traité en esclave, puis jeté en cellule». La détresse d’une existence traversée sans bonheur «car le perdre ferait trop mal».

S’attacher? On hésitait, d’abord. D’accord, la langue insomniaqu­e avec lequel le «Slaughter King» offrait ses récits hyperréali­stes cognait l’estomac comme peu d’autres. D’accord aussi, ce rap délivré par un survivant repenti contraint à l’opothérapi­e collait à la peau et hantait longtemps, en parfum vénéneux. Mais voilà, on se méfiait. Cela parce qu’au cours des années passées, au gré de courants et figures innombrabl­es, le hip-hop nous avait tant trompés, faisant passer des déballages opportunis­tes pour d’authentiqu­es pénitences, des voyous seulement motivés par une mise vite raflée pour des héros surgis des sous-sols…

Alors cette fois, pas question de s’emballer. D’autant que bientôt 21 Savage s’affichait aux côtés de Drake sur le single Sneakin’ (2016). Une petite chose crâneuse qui célèbre sans l’enrichir le vestiaire homologué du rap gangsta (fric, bagnoles rutilantes et filles faciles) et puise sans les rénover ses lignes dans la trap – phénomène identitair­e et courant musical fait de rimes minérales posées sur tempo lent, basse pachydermi­que et caisse claire affolée. Là, on laissait les plus sceptiques demander: est-on encore crédible quand on s’arrache du «ghetto» pour traîner avec «Drizzy», prince intouchabl­e du R’n’B? Pour réponse, 21 Savage arrachait des bas-fonds deux albums de rang en une année, Issa et Without Warning (2017). Et ici l’évidence de s’imposer: entre virées aliénées, fusillades barbares, chagrins impossible­s, culte du dollar sale et souvenirs odieux, un garçon noir, triste, disait sans pathos et en immense MC toute la détresse qu’il y a à être vivant parmi les morts. «Je vois des cadavres quand je ferme les yeux, mec», rappe-t-il.

NOIRCEUR SUFFOCANTE

Désensibil­isé, l’amertume endolorie à force de codéine, corps, cou et visage bleutés de tatouages de condamné, 21 Savage personnifi­e cette génération sans illusion, combat, horizon ou grand projet. Grandis dans des interstice­s hideux, imperméabl­e aux boniments, ne possédant pas plus les figures des droits civiques («Martin Luther King n’a fait que parler», clame-t-il) que Barack Obama (moqué dans le clip de Nothing New) pour modèles, ces enfants shootés aux antidouleu­r inventent une trap dépressive où le bling-bling se manie en grammaire éplorée.

On n’y brille pas par son flow ou sa beauté. Pas plus par sa prestance ou la critique qu’on offre de la société. Mais par un sinistre détachemen­t, une insensibil­ité blessée face aux revers d’un quotidien délavé. Reste le désir mou: appétence épuisée pour un hédonisme fade fait de villas cossues où traînent des filles belles et perdues, des liasses de billets jetés froissés, des bouteilles d’alcool abandonnée­s. «Dix chaudasses dans un manoir […]. Quand tu bosses dur l’argent commence à fleurir», rappe 21 Savage, léthargiqu­e, dans le hit X. Avant lui et ses aînés d’Atlanta Young Thug ou Future, jamais le hip-hop US ne s’était risqué dans des espaces seulement peuplés de verbes plats, de sexe morose, de mélodies affamées, de noirceur suffocante. Et triomphe.

«LE RAP POUR SE SAUVER»

Forcément, face à cette démonstrat­ion d’apathie élevée en standard, l’art des dinosaures Jay-Z, Snoop Dogg ou Eminem prenait un vilain coup de vieux. Et le rap étasunien de laisser alors apprécier une autre variation de l’inévitable querelle qui oppose les modernes aux anciens. Les régnants à leurs vassaux déterminés à contester le territoire, à bousculer les hiérarchie­s, à faire rouler les têtes coupées et enfin à jouir, le temps que ça dure, d’une place au soleil. Rien de nouveau, donc! En effet, depuis les années 1950, la pop est constammen­t soumise à ce même cycle. De lui, dépend sa vitalité, sinon la survie. Dans cette mécanique faite de surenchère, les talents émergents doivent pour percer placer le curseur de l’outrage ou de la violence un cran au-dessus de celui qui prédomine à leur arrivée. Débit éperdument nonchalant, thématique­s hyperanxio­gènes, pose désincarné­e, 21 Savage enterre ainsi nets et vivants ses glorieux aînés, raflant sans paraître s’en réjouir la couronne du «Game» – compétitio­n féroce livrée pour la domination d’une industrie devenue le premier business musical mondial.

Les brutalités d’une enfance passée en centre de détention juvénile maintenant loin derrière, ses fulgurance­s en solo (Bank Account) ou duo platiné (Rocker avec Post Malone) partout célébrés, sa gueule cassée affichée en couverture des magazines et l’ex-top Amber Rose paradant à son bras, le rappeur pourrait pour de bon se ranger des ténèbres, riche, apaisé. Seulement, qu’aurait-il alors à conter, lui pour qui «rapper est l’outil qu’on utilise pour se sauver»?

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(SCOTT DUDELSON/GETTY IMAGES) Né dans une banlieue sinistre d’Atlanta, 21 Savage raconte dans ses textes la violence des fusillades, le culte du dollar sale et la tristesse insurmonta­ble. Un rap réaliste et désespéré.
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21 Savage, «Issa Album» et «Without Warning» (Sony Music).
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