Le Temps

FLAIRER LE MONDE AVEC SIMENON

- PAR JULIEN BURRI

Pour la série Mentor, Julien Burri rend hommage au père du commissair­e Maigret; à sa façon de densifier le temps et à cette «pâte humaine» dont il avait le secret.

Cela a commencé un été, avec Le chien jaune. J’avais 30 ans et je n’avais encore jamais lu de polar. Quelque chose m’a ému dans cette écriture, quelque chose lié au temps. Les récits de Simenon mettent en scène des vies qui macèrent, des histoires chargées d’alcool, de brouillard, où les choses et les gens, les paysages, décantent et libèrent leurs parfums. En quelques phrases déjà, le lecteur baigne dans une qualité de temps qui lui faisait défaut. Peut-être, aujourd’hui, change-t-on trop fréquemmen­t de de couple, de maison, de ville pour vivre le temps de cette manière, comme le font ses héros, pour le sentir autour de nous, épais, comme l’eau lourde d’un fleuve. Le temps a disparu, ne restent que la vitesse, une succession d’instants. Mais lire Simenon me leste, me densifie. Grâce à lui, je cesse d’être évanescent; j’habite à nouveau la matière.

Ces livres sont de la pâte humaine à mastiquer. L’écrivain belge utilisait un vocabulair­e précis pour donner à ses phrases le poids du réel et des corps. «Des mots, si vous voulez, qui aient le poids de la matière, des mots qui aient trois dimensions, comme une table, une maison, un verre d’eau», expliquait-il en 1945. Pour arriver au même résultat que Cézanne, qu’il admirait, et qui peignait des pommes à la densité de vraies pommes, que l’on peut croquer ou laisser pourrir dans une coupe, sur la table de la cuimétier, sine. «Prenez le mot «fumier», par exemple, c’est un formidable «mot-matière». Il y a dans l’odeur du fumier toute la fermentati­on de la matière animale qui est à la base de la biologie. Qui renifle du fumier avec plaisir n’a pas peur de la mort», confiait également l’écrivain au Monde en 1965. Qui vit dans le temps a peut-être moins peur de la mort. J’aime ses «romans durs», Trois chambres à Manhattan ou La fuite de Monsieur Monde… Ces personnage­s se fuyant eux-mêmes, seuls au milieu de la multitude. Ils ne se sentent plus en coïncidenc­e avec le réel, eux non plus, ils sont comme décalés, décollés. Mais j’aime aussi les romans de la série des Maigret. J’envie le poids du célèbre commissair­e taciturne, j’aime le voir bouger, sentir sa masse animale et chaude s’ébranler. Maigret est lourd (le mot revient souvent). Il «flaire» le monde, le mange, le boit, «s’en gonfle comme une éponge». Il absorbe et devient les autres pour les comprendre et dénouer ses enquêtes, comme Simenon devenait ses personnage­s lorsqu’il écrivait. J’aimerais avoir cette présence-là, pleine et évidente, de Maigret (Maigret est un bloc de temps). Avoir l’estomac capable d’avaler le monde, et trois bouteilles de bordeaux par jour (Simenon, jusqu’en 1946, avant de se mettre au thé).

Ces romans sont astringent­s. En allant à l’essentiel, à l’homme nu – sans effets de style, théories, idées, explicatio­ns… –, ils prémunisse­nt peut-être votre écriture contre les mêmes travers. Je l’espère. Un roman de Simenon est un organe. Un rein. Il filtre, nettoie le vocabulair­e, la langue, la façon de voir du lecteur. Voilà pourquoi je m’en procure deux ou trois par mois, par hygiène.

Mais cette écriture musclée et sèche, nette, précise, économe ne s’interdit pas de relever cet «inutile» qui marque le passage des heures. Au contraire. Ce temps-là est humain: il est, lui aussi, matière. Chargé, trouble, comme l’eau d’un étang.

La pâte humaine lève, macère, puis l’abcès crève: un crime est commis. Ou une simple déviation, dans une vie trop routinière: les personnage­s déraillent. C’est le moment où ils deviennent beaux. Qu’importe, à la fin, le dénouement, qui est le coupable; ce qui me plaît, ce sont les «vides», la déambulati­on, les détails, ce que mange, ce que boit Maigret, la façon dont il bourre sa pipe, se tait, attend. Tous, ils me touchent, à vrai dire, l’outlaw, l’homme au petit chien, Ernestine, dite la Grande Perche, le bourgmestr­e de Furnes… Avec eux, je ne comprends pas, je sens. Je suis ému devant ce qui est simple, banal, incompréhe­nsible: «Il y avait dans l’atmosphère du café quelque chose de gris, de terne, sans qu’on sût préciser quoi.» (Le chien jaune.)

L’atmosphère de ses romans est grasse, elle tache. Qu’est-ce qu’une atmosphère, en littératur­e, si ce n’est, avant tout, une mélodie? Simenon admirait Bach et écrivait comme on compose des fugues. Ecrire, c’est créer une mélodie, ordonner, rendre palpable le temps. «Il vida sa pipe, se coucha lourdement, embrassa sa femme: «– Eveille-moi à l’heure habituelle.» Cette fois, son sommeil fut sans rêve. Quand il but son café, assis dans son lit, il y avait du soleil.» (Maigret et la jeune morte.)n

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland