LE MÂLE, ANTIHÉROS PAR EXCELLENCE
«On s’imagine toujours que finira par s’installer une certaine sérénité. Plutôt qu’un sordide paquet d’emmerdements, de souffrance et de larmes»
David Szalay dresse en neuf portraits un tableau apocalyptique de la virilité occidentale. Avec une acuité rare et une plume au vitriol, le romancier d’origine hongroise cerne les affres de ces hommes sans qualités, de 17 à 73 ans
◗ David Szalay est-il le Houellebecq britannique? Son livre pourrait-il s’intituler Extension du domaine de
la chute? On se le demande souvent en lisant Ce qu’est l’homme – finaliste du Booker Prize 2016 – où, en parfait émissaire du déprimisme contemporain, il met en scène neuf personnages en quête de hauteur. Neuf mâles intranquilles, saisis à différentes étapes de leur existence, de 17 à 73 ans, entre le mois d’avril et les fêtes de Noël d’une même année, depuis l’âge des dérives adolescentes jusqu’au moment où la mort commence à montrer le bout de son nez.
UN CONTINENT TOURMENTÉ
D’un portrait à l’autre, on écume presque toute l’Europe avec des êtres qui, pour la plupart, ne se connaissent pas, n’appartiennent pas aux mêmes classes sociales mais ne tiennent pas en place – unique point commun –, taraudés par le désir de larguer les amarres afin d’échapper à cette solitude dont ils sont victimes.
Né à Montréal en 1974 dans une famille d’origine hongroise, David Szalay a grandi à Londres et a fini par s’installer à Budapest pour renouer avec ses racines. Après avoir publié en Angleterre trois romans non traduits, il a signé ces pages qui tiennent à la fois du recueil de nouvelles et du roman, un kaléidoscope d’histoires qui se font écho parce qu’on y retrouve la même thématique, le même questionnement sur la crise de la condition masculine à travers un continent lui-même torpillé par le doute.
Simon, 17 ans, un jeune routard anglais en proie à un ennui «aussi immense qu’un front d’orage», est le premier à monter sur scène. D’emblée, on déchante en consta- tant qu’il ressemble à un antihéros à la Beckett, en quête d’un improbable Godot. Lequel finit par le pousser vers les trottoirs de Prague, un attrape-touriste où il ne découvrira qu’un «vaste Disneyland dépourvu d’âme».
LA SENTENCE D’UN GRAND-PÈRE
Autre loser de la même étoffe, Bernard, 21 ans. Viré de l’entreprise lilloise où son oncle l’avait embauché par charité, cet incorrigible fumeur de joints décide d’aller dépenser ses indemnités de licenciement dans ce qu’il croit être une Atlantide auréolée d’azur et de nymphettes torrides: l’hôtel-restaurant Poséidon, à Chypre, un tord-boyaux aux murs de carton, avec vue imprenable sur les caddies du Lidl local. Déception à tous les étages, en compagnie de filles qui pourraient sortir d’une toile de Botero. Sur les arnaques low cost, Szalay est incollable. Un vrai guide de la tocardise plus ou moins étoilée, à lui seul.
Et voici le Hongrois Gabor, la trentaine, qui a débarqué à Londres avec son sac duty free, sa petite amie Emma et un vétéran de la guerre d’Irak tatoué de partout. Une grosse Mercedes argentée vient de les conduire au coeur de la capitale, «là où se trouve l’argent». Quel argent? Celui que va empocher Gabor, apprenti gigolo qui, dans des chambres d’hôtels luxueux, contraint Emma à se prostituer avec une clientèle bariolée, comme cet Indien à l’énorme tête, flanqué d’«une houppette de cacatoès montée au sèche-cheveux».
Il y a également, sous la plume de Szalay, les jeunes intellectuels poursuivis par d’interminables études. Tel Karel, doctorant en philologie médiévale, la trentaine lui aussi, qui doit convoyer un clinquant 4x4 entre la Tamise et la Pologne. Les autoroutes défilent, le temps de ruminer sur «son inviolable solitude», de froisser une aile de la voiture sur un parking et d’y retrouver sa maîtresse. Qui lui annonce qu’elle est enceinte et qu’elle désire garder l’enfant dont il ne veut pas. Commentaire: «C’est comme après un cauchemar, quand on se réveille et que la vie est là, telle qu’on l’avait laissée.»
Et les gros plans se succèdent, tous aussi amers. Celui d’un patron de tabloïd danois, la quarantaine, prêt à toutes les ignominies pour décrocher un scoop et faire tomber un ministre. Celui d’un promoteur parachuté dans la vallée de Samoëns, en Haute-Savoie, pour y saccager les paysages sans le moindre scrupule et y construire des immeubles haut de gamme, en compagnie d’un jeune parvenu local passé de l’écurie familiale à l’immobilier, et de la Canadienne au Barbour branché. Celui d’un milliardaire londonien ruiné dans ses amours et ses affaires, qui finit à bord de son yacht avec une seule idée – se jeter à la mer. Et, pour boucler la boucle, celui du grandpère du jeune vagabond du premier récit, un ancien politicien proeuropéen en mal d’apaisement dans sa retraite italienne. Sa devise? «On s’imagine toujours que finira par s’installer une certaine sérénité. Plutôt qu’un sordide paquet d’emmerdements, de souffrance et de larmes.»
DÉMONS ET OBSESSIONS
Pas drôle, mais tellement percutant, galvanisé par une prose électrisante et une acuité photographique remarquable, ce livre est un puzzle émietté où se dessinent les silhouettes d’hommes sans qualités. Des fils, des frères, des amants, des pères qui, soudain saisis par leurs doutes existentiels, remettent en cause les fondements, les clichés et les privilèges de l’antique virilité à l’occidentale. Et qui se demandent comment rester en vie quand ils sont rattrapés par leurs frustrations, leur obsession de l’argent, leur goût pour le consumérisme le plus dévorant, leurs liaisons foireuses – «l’amour, ça met la pagaille partout» –, leurs lâchetés et leurs échecs, jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus échapper à leurs démons.
Chez Szalay, le fier penseur de Rodin passe le relais à cette image peu gratifiante du mâle contemporain: un être accablé, «assis sur le siège de ses toilettes, la tête entre les mains»… Et de poursuivre, avec cette pointe d’humour qui pimente tous ces récits: «La vie n’est pas une putain de plaisanterie.»