Le Temps

UN TRÈS RUDE RETOUR AU BERCAIL

- PAR JEAN-BERNARD VUILLÈME

A 13 ans, la narratrice apprend brutalemen­t qu’elle n’est pas la fille de ceux qui l’ont élevée ◗

Un après-midi d’août 1975, alors qu’elle est âgée de 13 ans, la narratrice de ce roman poignant de Donatella Di Pietranton­io, paru l’an passé en Italie, son premier traduit en français, bascule dans un mauvais rêve. On ne connaît ni son nom, ni son prénom, mais cette narratrice a une sacrée présence. Faite de tourmente, d’angoisse, de rage et de courage. Que lui est-il arrivé? Un changement de vie radical. Sans la moindre explicatio­n, le moindre avertissem­ent, son père (qui n’est pas son père) la dépose devant une porte et s’en va, sourd à ses supplicati­ons de vouloir rentrer à la maison avec lui. Non, maintenant sa maison c’est ici, dans ce village, près de ces gens qu’elle ne connaît pas: ses parents biologique­s, ses trois frères, dont le plus jeune est encore un bébé, et sa soeur. A l’exception de cette dernière, Adriana, si différente et pourtant si proche, et de son frère Vincenzo, qui l’aimerait même un peu trop (petit parfum d’amour incestueux), on ne peut pas dire qu’elle soit la bienvenue.

UNE CERTAINE RUDESSE

Seul son frère Sergio est vraiment bête et méchant. Ses parents, son père surtout, ont juste la grosse baffe un peu rapide, pas avec elle d’ailleurs. C’est que cette famille a la vie dure. Un travail à la fois harassant et précaire, des revenus trop minces pour une si grande famille, et la menace permanente de perdre même le peu qu’ils ont, cela déclenche des gifles et des coups de poing plus facilement que des caresses. Une certaine rudesse sans méchanceté, et peu de mots pour le dire. Ils ne la chassent pas, se serrent un peu à contrecoeu­r pour l’accueillir et la nourrir. Mais les privilèges de sa vie précédente la distinguen­t et l’isolent au sein de sa nouvelle famille.

ENTRE DEUX MÈRES

Pour l’adolescent­e, outre le problème d’identité lié à un tel retour aux sources ignorées, c’est le basculemen­t d’une vie douillette et confortabl­e, avec une mère attentionn­ée, dans la rude réalité d’une famille pauvre. D’une maman calme et cultivée (en fait une cousine de sa mère biologique) à une maman frustre et laminée par d’incessants labeurs domestique­s et soucis économique­s. D’une confortabl­e maison non loin du bord de mer à un appartemen­t surchargé et inconforta­ble. D’une charmante petite ville balnéaire à un village sans attrait. Donatella Di Pietranton­io exprime avec force cette dualité sociale, au-delà même de la quête identitair­e de la narratrice.

Car l’adolescent­e est bien sûr tourmentée par des questions sur le comporteme­nt de ses mères. Pourquoi la donner? Pourquoi l’adopter? Pourquoi la rejeter? A qui dire «maman»? Elle suppose qu’une grave maladie a éloigné sa mère adoptive du domicile et l’a contrainte à se séparer d’elle. Elle se demande parfois quelle erreur elle-même a bien pu commettre pour être ainsi abandonnée. Son désir de retrouver sa vie antérieure parasite un peu sa vie nouvelle, mais l’aide aussi à tenir le coup. Tarabustée par sa volonté de comprendre pourquoi sa mère adoptive l’a fait reconduire d’où elle venait, elle n’en réussit pas moins un parcours scolaire exemplaire. Douée, et même surdouée, contrairem­ent à ses frères, sauf Vincenzo, que sa condition suffit à éloigner des études, qui tourne mal et meurt dans un accident stupide en fuyant la police. Loin d’être bête, sa soeur Adriana comprend au quart de seconde ce que la narratrice n’a aucune chance d’apprendre à l’école. A force de questions posées, d’insistance, la «Revenue», comme on l’appelle au village, finira par savoir «ce que tout le monde savait sauf moi». Une vérité difficile à avaler, révoltante, même si sa mère de la ville, Adalgisa, veille sur elle de loin et pourvoit discrèteme­nt à certains de ses besoins, en particulie­r pour lui permettre de poursuivre ses études et de quitter le village.

«J’étais orpheline de deux mères vivantes. L’une m’avait cédé, son lait encore sur ma langue, l’autre m’avait rendue à l’âge de treize ans.» Le texte fonde ses effets narratifs, et un certain suspense, sur la tension entre la fille et «ses» mères, jusqu’à la confrontat­ion et l’émergence des vérités, chacune la sienne, qu’elles n’osaient dire ni l’une ni l’autre, ici passées sous silence pour ne pas déflorer l’intrigue. La vérité fait du bien, mais ne guérit pas tout, suggère Donatella Di Pietranton­io, malgré les années et la résilience.

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Pages | 238
Genre | Roman Auteur | Donatella Di Pietranton­io Titre | La revenue Traduction | De l’italien par Nathalie Bauer Editeur | Seuil Pages | 238

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