CHURCHILL, LE VERBE FAIT HOMME
L’historien britannique John Keegan, disparu en 2012, a consacré une biographie enthousiasmante au grand homme, en réhabilitant sa fibre sociale, mais surtout en mettant en lumière son talent oratoire et sa capacité hors norme à souder un peuple
◗ Deux choses distinguent l’excellente et succincte biographie de Churchill par John Keegan de la masse des livres qui lui sont consacrés: l’insistance sur le côté réformateur social du grand homme et le rôle que le langage joua dans sa vie. La figure de Churchill est si inséparable de sa fonction de chef de guerre, son destin si étroitement identifié à celui de l’homme dont la volonté indomptable finit par avoir raison de Hitler, la mémoire qu’il a laissée est si intimement liée aux discours qu’il prononça entre mai 1940, date à laquelle il devint premier ministre, et juillet 1945, date à laquelle il dut céder le pouvoir aux travaillistes, qu’on en oublie que son accession au poste de chef du gouvernement a couronné une carrière politique déjà très longue (il était né en 1874).
UN ROYAUME AU DIAPASON
Une longévité jalonnée d’échecs et d’erreurs, mais aussi de réussites, et qui atteste que, loin d’être un conservateur monolithique, l’attachement de Winston Churchill à la grandeur de l’Empire britannique ne l’empêcha jamais de se battre en faveur de la classe ouvrière que son père lui avait appris à respecter et à défendre. Tant sur la question d’un salaire minimum que sur celui d’une protection médicale (création d’un service national de la santé), l’homme d’Etat fit preuve, sa vie durant, d’un progressisme qui le mit souvent en porte-à-faux avec les siens (les conservateurs puis les libéraux, puis de nouveau les conservateurs).
C’est toutefois l’importance qu’il accorde au pouvoir oratoire de Churchill durant la période cruciale de la guerre qui distingue surtout la biographie de Keegan. Non que cette éloquence ait été sous-estimée avant lui, mais Keegan montre à la fois comment elle procédait d’une vision de l’histoire héritée de Hallam, Lecky, Macaulay et surtout de l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain de Gibbon en même temps que de la prose de l’Ancien Testament et comment, en retour, elle infléchit cette vision au point qu’il parvint à la faire adopter par tout le royaume, qu’il unit dans un même idéal.
Les discours de guerre de cet animal politique n’étaient pas seulement des morceaux de bravoure oratoire: par la conviction avec laquelle il les prononçait, ils devenaient autant de visions autour desquelles tout un peuple parvint ensuite à se rallier. Défiant l’adversité du moment, Churchill inventait littéralement un avenir auquel croire et auquel consacrer ses ressources et son énergie. Rarement la parole d’un homme politique réussit-elle à porter ainsi sur sa seule puissance l’âme de toute une nation. Comme l’écrit l’auteur: «En définitive, la personnalité de Churchill et la prose qui inspirait son être s’interpénétraient de manière absolument inextricable, et il était impossible de les distinguer. Les voix intérieures du monde façonnaient ses pensées et déterminaient ses choix. L’écriture était action, l’écriture était aboutissement. Churchill le chef de guerre était de la littérature en acte, de l’histoire écrite mue en réalité.»
En même temps que la biographie de Keegan paraissent cinq discours que Churchill prononça devant la Chambre des communes siégeant en séances secrètes. Si ces textes n’ont pas le caractère emphatique des discours qu’il prononça devant la nation, ils n’en gardent pas moins, du moins pour les passionnés d’histoire, tout l’intérêt qu’on peut porter à la manière dont un très grand leader s’y prend pour faire adhérer un parlement entier aux choix difficiles et parfois douloureux auxquels il se voit contraint.