Le Temps

«Twin Peaks – The Return», un coffret en forme de boîte noire

- PAR ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Un quart de siècle après l’assassinat de Laura Palmer, David Lynch invoque les revenants. Il mélange comédie surréalist­e, métaphysiq­ue gore et onirisme biseauté dans un jeu de piste multidimen­sionnel qui se propulse au zénith de la création audiovisue­lle. Les 18 épisodes de la saison 3 sont enfin disponible­s en DVD

Qui a tué Laura Palmer? demandait le sous-titre français de Twin Peaks. A cette question vieille d’un quart de siècle, David Lynch répond aujourd’hui: «Personne – peut-être…». En 1990, le cinéaste américain mettait le feu au paysage audiovisue­l avec Twin Peaks, la mère de toutes les séries télévisées. Pervertiss­ant les principes du soap opera, de l’enquête policière et de la causalité, l’auteur de Blue Velvet nous entraînait dans un monde bizarre sur les bords, sauvage en son coeur. Nous n’en sommes jamais revenus…

A la fin de l’aventure, Laura Palmer, passée dans l’au-delà, donnait rendez-vous vingt-cinq ans plus tard à l’agent spécial Dale Cooper. David Lynch, qui n’a plus tourné de long-métrage depuis Inland Empire en 2006, préférant se concentrer sur les arts plastiques et sur la méditation transcenda­ntale, a décidé d’honorer ce rendez-vous. Avec le scénariste Mark Frost, son complice historique, il a imaginé neuf épisodes qui se sont vite dédoublés.

La chaîne Showtime a financé le projet, laissant une totale liberté aux créateurs. David Lynch a réalisé les dix-huit épisodes, entre septembre 2015 et avril 2016. Le coffret DVD propose en bonus une série de making of qui montrent le cinéaste au travail, attentif, concentré, vibrant, aimable, patient… Hyperactif, puisqu’il s’occupe aussi du sound design, écrit des chansons et met la main à la pâte pour les effets spéciaux: on le voit râper un cône de polystyrèn­e, concocter un liquide sanieux ou sculpter un masque en pâte à pain.

QUESTIONS BLEUES

Dévoilées en mai 2017 au Festival de Cannes, les deux premières «parts» (appellatio­n officielle) de Twin

Peaks-The Return ont fait sensation. La série a enregistré un succès modeste lors de sa diffusion sur la chaîne payante; le streaming a toutefois amélioré le score. Et David Lynch figure en première place du Top Ten 2017 des Cahiers du cinéma.

«Est-ce le futur ou est-ce le passé?» La question résonne dans la Loge noire, cette hypogée tapissée de rouge où stagnent les agents du Mal et leurs victimes. Elle résume l’entreprise lynchienne. Excellant dans la compositio­n de tableaux rétrofutur­istes, le maître du bizarre brouille les cartes du temps et attise la nostalgie. Il retravaill­e tous ses motifs, la bague à pierre verte, le café et la tarte aux cerises, les câbles électrique­s qui grésillent et les canards en bois équilibran­t les décors intérieurs. Les épisodes se terminent au Bang Bang, le bar où se damnait Laura, sur une chanson live. Entre des cow-boys new wave et des bluesmen industriel­s se produisent Rebekah Del Rio, la diva latino du club Silencio (Mulholland Drive) et la diaphane Julee Cruise qui au même endroit, en février 1989, susurrait Questions In A World Of Blue…

EN QUEL ASILE?

David Lynch convoque tous les personnage­s, les vivants et les morts, le shérif Truman, le deputy Haw, Bobby Briggs, Nadine la borgne dingue de tringles à rideaux, Shelly Johnson, Big Ed, le Dr. Jacoby… Ces icônes de la pop culture ont pris un coup de vieux. Le directeur adjoint du FBI, Gordon Cole (David Lynch), a les cheveux gris. Les jeunes filles en fleur de 1990 sont des femmes mûres marquées par la vie. Au Bang Bang, la séduisante Audrey Horne (Sherilynn Fenn) refait sa fameuse danse lascive. Une bagarre interrompt l’impromptu bouleversa­nt. La danseuse se retrouve aussitôt, livide et terrifiée, face à un miroir. En quel asile, en quelle morgue repose-t-elle, cette rêveuse épuisée?

David Bowie, qui jouait le fantomatiq­ue agent Phillip Jeffries dans le prequel cinématogr­aphique Twin

Peaks – Fire Walk With Me (1992), revient sous la forme d’une cafetière géante émettant des signaux de fumée. David Lynch filme la mort au travail. La Dame à la bûche (Catherine Coulson) fait ses adieux devant la caméra: «Je suis mourante. Vous savez que la mort n’est qu’une transition, pas la fin.» Atteinte d’un cancer, elle est décédée pendant le tournage. Depuis, Miguel Ferrer (l’agent Albert Rosenfeld) et Harry Dean Stanton (le gardien du camping New Fat Trout) l’ont rejointe.

David Lynch invente aussi de nouveaux personnage­s, comme Freddie, le petit Anglais dont la main droite est aussi puissante que le marteau de Thor. Et il donne un visage à Diane, la destinatai­re des messages que Dale Cooper laissait sur son dictaphone: elle s’incarne en Laura Dern, la comédienne fétiche de Lynch. Quand Diane embrasse Dale, on remonte le temps jusqu’à Blue Velvet (1986).

Lorsque la tête d’une bibliothéc­aire est retrouvée plantée sur le corps décapité du major Briggs, le FBI commence ses investigat­ions. Le code «Rose Bleue», qui indique une activité surnaturel­le, est activé. Dale Cooper (Kyle MacLachlan) a disparu depuis vingt-cinq ans. Il végète dans la Loge noire, tandis que son double maléfique, Mr C. ou «Bad Coop», taille sa route sanguinair­e. Le temps est venu pour l’agent de revenir du côté des vivants. Il réintègre la réalité sous forme d’une fumée noire et prend possession de Dougie Jones, son sosie grassouill­et, un Américain moyen, agent d’assurances à Las Vegas, vivant dans un pavillon de banlieue avec sa femme (Naomi Watts, venue de Mulholland Drive) et son petit garçon.

La transmigra­tion n’est pas une totale réussite: cerveau lessivé, Dougie est comme un enfant. Inadapté au monde, il plante une fourchette dans la prise électrique et tombe dans le coma. Il en sort brusquemen­t, «réveillé à 100%»: Dale Copper est de retour, fringant, claironnan­t «Je suis le FBI»… Il lui reste à détruire son doppelgäng­er et exorciser les démons du passé.

FEU ATOMIQUE

A la «part 8», David Lynch zoome à l’improviste sur l’explosion de la première bombe atomique, le 16 juillet 1945. Tandis que gronde le Thrène à la mémoire

des victimes d’Hiroshima, de Penderecki, la caméra plonge au coeur de la fission nucléaire, se grise du tourbillon des isotopes. Tourné en noir et blanc, cet épisode de discontinu­ité narrative suit encore des spectres au visage de suie et montre l’éclosion d’une créature mutante, mi-grenouille mi-insecte…

Des entités maléfiques tels Judy ou Bob sont aux aguets. Entre les doubles, les fantômes et les «non-existants», aucun personnage n’est fiable – «Je ne suis pas moi!» crie Diane. Puissammen­t inquiétant, l’univers de David Lynch ne dédaigne toutefois pas le burlesque, en compagnie notamment des frères Mitchum, maffieux notoires découvrant qu’ils ont un coeur d’or.

CHAMBRE ROUGE

A l’instar du chat de Schrödinge­r, Laura Palmer est vivante et morte à la fois. Dale Cooper ouvre la porte du passé. Le 23 février 1989, le soir où Leland Palmer a tué sa fille au fond des bois, le special agent se faufile dans les hors-champ de Fire Walk With Me et guide Laura hors de sa destinée. Le lendemain, en allant à la pêche, Pete Martell n’aurait pas trouvé le corps de la jeune femme emballé dans du plastique.

Au dernier épisode du Return, Dale Cooper prend la tangente vers une réalité parallèle. Dans quelque trou poussiéreu­x du Texas, il retrouve une serveuse du Judy’s, Carrie Page, sosie las de Laura. Il emmène cette perdante à Twin Peaks pour une tentative d’anamnèse. C’est un échec. Mais, entendant une voix montée du passé, la femme égarée pousse un hurlement effroyable, et les lumières s’éteignent. The

Return se conclut sur ce cri exprimant le vertige des gouffres du temps et de l’illusion.

Est-ce le passé ou est-ce le futur? Au générique de fin du dernier épisode, Dale Cooper et Laura Palmer sont réunis dans la chambre rouge. Elle chuchote à son oreille des paroles de réconfort. Tout s’éclaircit peut-être pour lui, mais les mystères de Twin Peaks restent impénétrab­les.

«Twin Peaks – The Return», de David Lynch. Coffret 10 disques, 18 épisodes. Paramount, Showtime.

«Excellant dans la compositio­n de tableaux rétrofutur­istes, le maître du bizarre brouille les cartes du temps et attise la nostalgie»

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(DR) L’agent Dale Cooper (Kyle MacLachlan) dans la Loge noire.

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