Le Temps

DERRIÈRE LES GRÈVES ET LA SALVE DE RRMES, QUEL SORT RÉSERVER AUX IDÉES?

- PAR GAUTHIER AMBRUS

Les réformes du secteur public voulues par le gouverneme­nt français et la résistance qui leur est opposée ravivent le souvenir de Pierre Bourdieu, engagé en 1995 aux côtés des cheminots grévistes. Que reste-t-il de son héritage?

Il n’y a pas que la SNCF qui se bloque ces derniers temps: l’histoire aussi a l’air de s’être mise en grève. La France (ou une partie) se cabre contre les réformes de son système public? Impression de redite, que c’est le même scénario qu’en 1995 qui se répète. Cet automne-là, les syndicats étaient descendus dans la rue pour s’opposer au plan de réforme des retraites concocté par Alain Juppé, alors premier ministre. Ils avaient finalement eu sa peau.

Presque vingt-cinq plus tard, les enjeux n’ont guère changé, ce qui en dit long sur le désir de rupture macronien. Le nouveau président sortira-t-il vainqueur de l’épreuve? Avouons-le, ce n’est pas ce qui nous occupe dans l’immédiat. Le rappel offre surtout l’occasion de relire l’interventi­on restée célèbre que Pierre Bourdieu prononça en faveur des cheminots en grève. Le conflit ne s’est pas seulement joué sur le terrain social, mais aussi sur celui des idées. C’est d’ailleurs là peut-être qu’il a eu le plus de conséquenc­es.

Disparu prématurém­ent en 2002, l’universita­ire ressuscita­it avec sa prise de position la figure de l’intellectu­el engagé, tout en comprenant

«Ce que j’ai voulu exprimer […], c’est une solidarité réelle avec ceux qui se battent aujourd’hui pour changer la société: je pense en effet qu’on ne peut combattre efficaceme­nt la technocrat­ie […] qu’en l’affrontant sur son terrain privilégié, celui de la science, économique notamment […]» (P. BOURDIEU, «DISCOURS AUX CHEMINOTS GRÉVISTES», PARIS, GARE DE LYON, 12 DÉCEMBRE 1995)

rôle bien différemme­nt de ses prédécesse­urs: celui d’un savant qui n’échange pas son expertise contre une posture politique, mais qui en fait au contraire son arme privilégié­e. Fort de sa pratique de sociologue, Bourdieu voyait dans le plan Juppé un bon exemple de l’assaut général lancé par les politiques néolibéral­es contre une conception de l’Etat qui ferait la part (trop) belle au service public. Conception qui pourtant garantit à chacun l’accès au travail, à la santé, à l’éducation et à la culture. Bourdieu dénonçait sa remise en cause toujours plus ouverte au nom des nouveaux impératifs économique­s de la mondialisa­tion, que les gouverneme­nts s’acharnent à présenter comme un processus inévitable.

Or il s’agit au contraire, selon Bourdieu, des conséquenc­es de choix faits en amont qui sont bien de nature politique et qui soumettent les Etats au bon vouloir des marchés, par-dessus les exigences de la démocratie. Ce virage des élites en faveur du capital est donc une révolution conservatr­ice qui ne dit pas son nom. Elle s’accompagne d’un véritable travail de propagande auprès des opinions pour l’imposer comme la seule voie rationnell­e.

PUISSANCE PRÉMONITOI­RE

Le politique s’efface ainsi derrière le technocrat­e, face auquel le peuple se trouve dangereuse­ment démuni. Il incombera au savant militant de briser ce cercle mortifère en contredisa­nt la doxa libérale, de manière à libérer les potentiels d’une autre action politique.

Que reste-t-il aujourd’hui de cette ambition? Une impression en demi-teinte, accompagné­e d’un peu de mélancolie. L’évolution connue depuis la prise de position de Bourdieu lui confère une indéniable puissance prémonitoi­re. Les principaux enjeux du monde d’aujourd’hui s’y trouvent en germe, à commencer par le divorce entre peuples et élites, sur le dos des médias. Bourdieu a-t-il pour autant gagné la bataille des idées? Si ses thèses sont diffusées désormais dans une large partie de l’opinion, cela ne s’est pas traduit par une influence concrète. Au contraire, force est de constater un écart toujours plus grand entre le savoir intellectu­el ou scientifiq­ue et les décisions politiques (la question climatique en serait un autre exemple).

On a pu reprocher à Bourdieu le fait que ses analyses lui faisaient fermer les yeux sur le problème bien réel du déficit public auquel était censé répondre le plan Juppé. Ce serait alors l’inverse qui est vrai aujourd’hui: la nécessité des réformes est devenue une de ces évidences quotidienn­es qui empêchent de voir plus loin que le bout de son nez. Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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