Le Temps

Les déçus du capitalism­e à la cubaine

Le rapprochem­ent diplomatiq­ue avec les Etats-Unis, porté par Barack Obama, a créé un énorme espoir chez les Cubains. Trois ans plus tard, alors que Raul Castro est sur le point de céder la présidence ce jeudi, la désillusio­n est forte pour la majorité des

- HECTOR LEMIEUX, LA HAVANE

Aux confins de la rue des miracles et du boulevard 10-de-Octubre, un palais espagnol du XIXe siècle, écrasé par le soleil, en est à son dernier souffle. Seules trois colonnes résistent encore. Pour combien de temps? Diez de Octubre est le quartier de la capitale le plus peuplé, l’un des plus pauvres aussi. Il est le grand oublié des guides touristiqu­es et pas un Yuma (étranger) ne s’y perd. C’est l’autre Havane, celle des ventres creux. Celle des oubliés des réformes économique­s de Raul Castro et des bénéfices économique­s du rapprochem­ent diplomatiq­ue entre les Etats-Unis et Cuba entamé en décembre 2014.

«J’ai 68 ans. J’ai été infirmière spécialisé­e en pédiatrie. Ma retraite est de 300 CUP par mois (pesos cubains équivalent à 12 dollars) et avec cela je ne peux pas manger plus d’une semaine», confie Vilma*, une Havanaise. Dans le quartier, toutes les semaines, des immeubles s’effondrent. Dans ces barrios de La Havane, la révolution du logement s’est arrêtée aux temps de la colonie espagnole, voire avant 1959. Diez de Octubre est la face cachée de la capitale, populeuse, authentiqu­e, bien loin des musées et des restaurant­s privés (paladares) de La Vieille Havane. Partout, le credo est le même lorsque le voyageur entreprend une discussion: «Ici, rien ne change et rien n’a changé pour nous avec Obama.»

Le virage capitalist­e commencé par Raul Castro en 2010, qui a contribué à relancer l’économie, mais aussi à l’émergence de libertés peut-être trop dérangeant­es pour le pouvoir, comme dans le cas des chauffeurs de taxis privés, qui ont multiplié les grèves l’an dernier, a vécu. Le gouverneme­nt a suspendu l’été dernier l’octroi de licences d’exploitati­on dans l’essentiel du secteur privé. Les autorités ont peu à peu pris des mesures économique­s contre-productive­s, même si Raul Castro a dit vouloir lutter contre l’évasion fiscale endémique chez les cuentaprop­istas (entreprene­urs indépendan­ts). Ces nouveaux capitalist­es rouges représente­nt environ 12% de la population active.

Yanelys, propriétai­re d’un restaurant dans le quartier de Vedado, souligne: «J’ai deux commerces, un paladar et un appartemen­t que je loue aux touristes. C’est désormais interdit. Il faut que je choisisse de garder l’un ou l’autre. Même si j’ai beaucoup investi.»

Voilà la douleur du capitalism­e à la cubaine. Quelques téméraires osent parfois critiquer. Tel le rappeur Barbaro El Urbano Vargas, dont les jeunes se passent les chansons sous le manteau sur des clés USB.

Le reggeaton, nouvelle révolution! Dans sa chanson «Donde Quiera», l’auteur de «Passé sans futur» chante: «Qu’est-ce que Raul fait donc (bordel) avec l’argent? […] Il y a plus de Cubains dans le monde que dans leur pays […] Comment peuvent-ils dire que tout va bien, alors que tout le monde veut partir? […] C’est donc ça la démocratie dans un pays sans élections.»

Prudence sur la succession

Raul Modesto Castro Ruz, 87 ans en juin prochain, devrait céder sa place à l’actuel numéro deux du régime, Miguel Diaz-Canel, 57 ans. Nelson, 80 ans, longtemps technicien d’une fabrique de tabac, confie: «J’ai deux candidats en tête. Le premier est Bruno Rodriguez (l’actuel ministre des Affaires étrangères) et le second Miguel Diaz-Canel. Rodriguez est quelqu’un d’intelligen­t qui maîtrise tous les dossiers, notamment internatio­naux. Diaz-Canel en maîtrise moins et il manque un peu de profondeur», assure le vieil homme, communiste convaincu.

S’il est élu, Diaz-Canel sera le premier président cubain depuis 1959 à ne pas avoir participé à la Révolution. Pur produit du parti, ancien ministre de l’Education supérieure, il reste relativeme­nt méconnu des Cubains. Cet ex-premier secrétaire du Parti communiste de la province de Villa Clara, qui a maintenu un profil bas depuis 2013, n’a pas été partie prenante des négociatio­ns entre les Etats-Unis et Cuba. Pedro, ancien capitaine de la marine marchand en déduit: «Diaz-Canel ne sera qu’une marionnett­e. Rien de plus.» A la manière d’Osvaldo Dorticos, président de Cuba jusqu’en 1976 et dont le premier ministre était… un certain Fidel Castro!

«Qu’est-ce que Raul fait donc (bordel) avec l’argent? […] Il y a plus de Cubains dans le monde que dans leur pays BARBARO EL URBANO VARGAS, DANS SA CHANSON «DONDE QUIERA» Un vendeur de fruits dans les rues de La Havane.

Une affaire de famille

Quel que soit le futur président cubain, il devra compter avec les vieux commandant­s de la Révolution, les Ramiro Valdés et José Machado Ventura qui ont toujours bon pied bon oeil. Raul, lui, conservera jusqu’en 2021 son poste de premier secrétaire du Parti communiste, ce qui fait dire aux Cubains que rien ne changera après son départ. Yanelys* est catégoriqu­e: «Ici, rien n’est jamais sûr, si ce n’est qu’au fond, rien ne change. Alors je ne parierais pas sur la nomination de Diaz-Canel.»

Les enfants de Raul Castro, le colonel Alejandro Castro et sa soeur Mariela, devraient tirer les ficelles dans l’ombre. Sans oublier Raulito, le turbulent petit-fils du président, promu chef de la garde présidenti­elle et Luis Alberto Rodriguez Lopez-Callejas, gendre de Raul et tout-puissant président de Gaesa, le congloméra­t touristiqu­e de l’armée. Bref, comme le conclut Yanelys: «Ici, tout est une affaire de famille, et le restera.»

* Prénom d’emprunt.

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(ALEXANDRE MENEGHINI/REUTERS)

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