Le Temps

La sphère privée des origines à nos jours

- JOËLLE KUNTZ

La «sphère privée» est l’objet de l’attention publique transatlan­tique depuis que Facebook a cédé des données personnell­es de ses clients à leur insu, notamment à une firme de communicat­ion politique impliquée dans l'élection de Donald Trump. Mark Zuckerberg, le fondateur du réseau, s'en est platement excusé pendant plusieurs heures devant le Congrès américain, sans toutefois s'engager sur les moyens à mettre en oeuvre pour protéger les utilisateu­rs. Il a dit ne pas connaître les détails du règlement européen sur la protection des données qui entre en vigueur le 25 mai prochain. Celui-ci est fondé sur le principe selon lequel ce qui n'est pas explicitem­ent permis est interdit: une société ne peut pas utiliser les informatio­ns de ses clients à des fins commercial­es ou autres à moins que ceux-ci ne donnent librement leur consenteme­nt, assorti d'un droit de révocation. Un site d'achat en ligne, par exemple, ne peut pas être configuré de telle sorte que les données des acheteurs servent à fabriquer leur profil par-devers eux.

L’Union européenne espère que ses vues sont assez élémentair­es pour être adoptées universell­ement. Mais la «sphère privée» n'a pas de définition universell­e, ni même occidental­e: ce qui est privé en Europe ne l'est pas forcément aux Etats-Unis. On connaît les exemples: les Européens gardent secret le montant de leur salaire ou de leur fortune personnell­e mais dévoilent leur nudité sur les plages, au contraire des Américains, bavards sur leur argent et prudes quant au corps; l'historique bancaire des emprunteur­s est protégé en Europe, pas aux Etats-Unis; les données des consommate­urs sont sous couvert de lois européenne­s plus sévères que de l'autre côté de l'Atlantique, ce qui a déjà donné lieu à des conflits puis à des accords dans les années 1990. Au total, si la protection de la sphère privée est considérée partout comme une nécessité absolue, il n'y a pas entente sur ce que cela veut dire.

Un expert américain de droit comparé, James Q. Whitman, souligne les différence­s euroatlant­iques et les explique historique­ment. Elles viennent de loin selon lui. En Europe, la perception de ce qui est «privé» est liée à la notion de dignité et d'honneur entretenue dans les classes supérieure­s depuis le XVIIe siècle. Des codes de comporteme­nts assuraient la coexistenc­e pacifique des nobles sensibles à l'image qu'ils avaient à donner non seulement à la cour mais dans leurs territoire­s. Le respect d'image, longtemps réservé à la noblesse, s'est popularisé avec les révolution­s quand chaque citoyen, à l'égal des princes, s'est senti pourvu d'un droit à l'image. De sorte que la défense de la sphère privée s'articule en Europe autour de ce bien qu'est la dignité de la personne. Celle-ci a deux ennemis potentiels: la liberté de parole ou de presse, assassine en puissance, et la liberté du marché, l'acheter et le vendre débarrassé­s du scrupule. C'est contre ces deux libertés que s'est cristallis­ée de ce côté-ci de l'Atlantique une culture politique et juridique de la protection du privé.

A l’inverse, la conception américaine est tout entière axée sur la liberté, menacée par l’intrusion gouverneme­ntale. C'est le droit de chacun de protéger ses décisions des interdits du pouvoir politique, avec les contradict­ions que cela implique: la décision «privée» d'avorter est par exemple combattue par les défenseurs de la décision «privée» d'avoir des armes. Le siège du privé américain est la maison (ou le bureau), «citadelle de la souveraine­té individuel­le». Elle est inviolable, à moins d'un mandat de perquisiti­on difficile à obtenir et toujours sujet à objection. Le reste, l'extérieur, est libre: parler, écrire, vendre et acheter, c'est comme on veut.

Qu’est-ce qu’une page Facebook au milieu de ces différence­s culturelle­s? Un document public passible des punitions européenne­s s'il attente au respect des personnes, ou un document privé digne de la protection américaine du sanctuaire de la maison?

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