Des Suisses en première ligne contre le vol de pétrole
Le marché de l’essence de contrebande atteint des «proportions effrayantes», selon les participants à la première grande conférence consacrée au sujet
Etats et entreprises perdent des dizaines de milliards par an à cause du vol de brut et de la contrebande d’essence. Les sociétés romandes Sicpa et SGS se posent en championnes de la traçabilité
C’est l’un des crimes les plus lucratifs, mais aussi les moins connus de la planète. Le vol de pétrole brut et la contrebande d’essence coûteraient chaque année des dizaines de milliards de dollars aux pays producteurs et aux Etats qui taxent les produits pétroliers. «J’ai été choqué de voir à quel point ce problème était répandu», a déclaré à Genève Ian Ralby, l’un des rares spécialistes du pétrole volé, qui s’est exprimé mercredi lors de la première grande conférence consacrée au sujet.
Pratiquement tous les pays sont touchés – du Mexique, dont les pipelines sont sucés par des gangs, à l’Italie, qui sert de point d’arrivée au pétrole volé en Libye puis «blanchi» grâce à des transbordements clandestins au large de Malte. Mais des solutions techniques existent pour introduire des «marqueurs moléculaires» dans l’essence afin de vérifier sa provenance et d’empêcher tout vol, mélange ou modification. La société vaudoise Sicpa ambitionne de devenir leader mondial sur ce marché, de même que la genevoise SGS, spécialiste de l’inspection tout au long de la chaîne de production des matières premières.
Pour Sicpa, fleuron de l’économie vaudoise, les gros investissements dans les marqueurs moléculaires représentent une étape clé de la diversification du groupe, passé de l’encre pour billets de banque aux timbres fiscaux pour les cigarettes ou l’alcool, jusqu’au business en plein essor de la traçabilité pétrolière.
«J’ai été choqué de voir à quel point ce problème était répandu»
IAN RALBY, SPÉCIALISTE DU PÉTROLE VOLÉ
Au Maroc, 660000 voitures rouleraient à l’essence trafiquée amenée d’Algérie à dos d’âne. Au large de Malte, des tankers chargent du pétrole volé en Libye avant de l’exporter frauduleusement vers l’Europe. En Pologne, près de la moitié du carburant serait vendu par des stations-services clandestines. Partout dans le monde, le vol de pétrole prive les gouvernements de milliards de dollars de revenus.
Peu connu et mal étudié, ce problème atteint des «proportions stupéfiantes», a lancé l’ancien ministre français de l’Energie Eric Besson lors de la première grande conférence consacrée au sujet, qui se tient à Genève ces mercredi et jeudi. En Libye, 30 à 40% de la production nationale est détournée par des trafiquants «bien armés et bien équipés» et une bonne partie exportée illégalement, a affirmé mercredi le président de la société pétrolière nationale, Mustafa Sanalla.
Retiré de la politique, Eric Besson conseille aujourd’hui la discrète société vaudoise Sicpa. Plus connue pour vendre de l’encre pour billets de banque et des solutions de traçage pour l’alcool et les cigarettes, Sicpa investit désormais massivement dans la lutte contre le pétrole trafiqué. L’entreprise sponsorise la conférence genevoise et a payé l’une des rares recherches approfondies sur le sujet.
Marqueurs moléculaires
«On a identifié ce marché il y a quelques années, explique Christine Macqueen, responsable des affaires publiques de Sicpa. Le manque de chiffres et de données dans ce domaine nous a frappés. C’est un sujet caché, mais les montants sont énormes.»
Début 2016, Sicpa a racheté GFI (Global Fluids International) et développe depuis des marqueurs moléculaires, infiniment plus sophistiqués que les colorants d’antan, qui permettent de savoir si de l’essence taxée a été diluée, trafiquée ou volée. Ses principaux concurrents sur ce marché sont le britannique Authentix et l’américain Dow, eux aussi sponsors de la conférence genevoise.
Pour Sicpa, la clientèle cible est la même que pour les billets de banque: les Etats. Ces derniers perdent des dizaines de milliards par an à cause du vol de leur production de pétrole (Mexique, Libye, Nigeria) ou de l’importation d’essence clandestine (Thaïlande, Philippines, Pologne, Irlande…) qui les prive de taxes.
Sicpa a déjà vendu ses marqueurs moléculaires à l’Albanie, au Mozambique, à la Tanzanie et à l’Ouganda. Dans ce dernier pays, la proportion d’essence trafiquée vendue aurait chuté de 29% à moins de 1%, affirme un rapport de l’Atlantic Council financé par l’entreprise.
Voleurs et inspecteurs
Mais le document note aussi que l’introduction des marqueurs moléculaires n’a pas été sans effets pervers. En Ouganda, les inspecteurs chargés de tester l’essence en profitaient souvent pour la voler, à raison de 22 litres soustraits par inspection. Plus d’un million de litres ont ainsi disparu en une année à un seul poste-frontière, selon le rapport.
Une autre entreprise suisse, SGS, affirme être leader dans le déploiement des marqueurs développés par Sicpa et ses concurrents. «C’est SGS que les gens voient sur le terrain pour faire l’inspection, le contrôle, le rapportage», explique Mostafa Nasri, directeur des programmes de fuel integrity de l’entreprise genevoise.
Le marché de la sécurité pétrolière est certainement en croissance. Au Brésil, Petrobras a déployé une armada de ballons-sondes équipés de caméras et de détecteurs thermiques – résistants aux balles grâce à une enveloppe spéciale – fabriqués par une entreprise locale, Altave, pour protéger ses pipelines du vol. Les Philippines doivent lancer prochainement un appel d’offres pour un système de marquage destiné à limiter la contrebande venue d’Indonésie ou de Malaisie.
Blanchiment de pétrole
Curieusement absentes, dans ce paysage, sont les grandes compagnies pétrolières. Aucune n’est venue à la conférence genevoise sur le vol. Les négociants suisses en pétrole se sont aussi faits discrets, même si Trafigura a dépêché deux de ses représentants: Stéphane Sisco, décrit comme un spécialiste de la sécurité et consultant du groupe en Libye, et son chef du trading pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Jaafar Soussanne (l’entreprise refuse de préciser les fonctions précises de ces deux employés).
«Le risque, pour les négociants, c’est d’être impliqués sans le vouloir» dans la revente de pétrole volé, estime Ian Ralby, auteur des rapports de l’Atlantic Council sur le sujet.
Ce risque de «blanchiment de pétrole» est loin d’être théorique. Au Ghana, du pétrole volé au Nigeria était recyclé et réexporté vers l’Europe depuis le terminal de Saltpond, quadruplant sa production, a révélé le Wall Street Journal en 2014. Et une partie du pétrole extrait par l’Etat islamique en Syrie a été recyclé en Turquie.
A l’avenir, «les négociants feront face à une attention de plus en plus soutenue pour s’assurer qu’ils respectent les sanctions internationales» comme celles qui visent aujourd’hui la Corée du Nord, estime Ian Ralby.
Les Etats perdent des dizaines de milliards par an à cause du vol de leur production de pétrole