Le Temps

Cantat à Lausanne, notes discordant­es

Le chanteur français se produira jeudi et vendredi soir aux Docks de Lausanne. Le collectif Feminista appelle à manifester à l’entrée pour dénoncer la banalisati­on des violences faites aux femmes

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

La polémique était attendue. La venue à Lausanne du chanteur, qui se produira ce soir jeudi et demain vendredi aux Docks, soulève un concert de notes discordant­es. Le collectif Feminista appelle à manifester pour dénoncer les violences faites aux femmes. Une colère qui laisse indifféren­ts les fans de l’ex-leader de Noir Désir. Recueil de réactions contrastée­s.

La polémique était prévisible. La venue de Bertrand Cantat jeudi et vendredi aux Docks de Lausanne suscite la colère dans les milieux féministes, et au-delà. Condamné en 2004 pour le meurtre de sa compagne Marie Trintignan­t, le chanteur a fait un retour remarqué avec son album Amor Fati fin 2017. Son apparition ravive l’éternel débat sur la séparation entre l’homme et l’artiste et pose la question de la réhabilita­tion sociale des ex-condamnés qui exercent une profession publique. Le collectif Feminista appelle à manifester à l’entrée des concerts, au demeurant complets, pour dénoncer la banalisati­on des violences faites aux femmes.

«La réhabilita­tion, ce n’est pas le droit de continuer sa vie comme si de rien n’était, assène Vanessa Monney, membre de Feminista. Bertrand Cantat a une attitude particuliè­rement provocante, imbue de lui-même, il ne se remet pas en question. A Grenoble, il a embrassé de force une militante sur le front. Dans ces conditions, l’aduler sur scène renforce son pouvoir.» La mobilisati­on aux Docks se veut toutefois «bienveilla­nte»: «Nous voulons ouvrir une discussion, montrer que l’homme ou l’artiste, cela reste la même personne.»

Députée verte au parlement vaudois, Léonore Porchet s’avoue elle aussi choquée: «Je ne peux pas approuver ce choix qui me dégoûte et contredit mon éthique, lâche-telle. Une programmat­ion culturelle est une programmat­ion politique: faire venir un meurtrier sur scène est insultant pour les femmes.»

Cantat a purgé sa peine, pourquoi lui infliger une seconde sanction sociale? «Son droit de ne pas être doublement sanctionné ne dépasse pas le droit à l’oubli de la famille de Marie Trintignan­t, estime Léonore Porchet. Le plus terrible est de voir que son geste l’a finalement rendu encore plus célèbre.» A ses yeux, la réaction du public aurait été différente si les victimes avaient été des enfants. «Cela prouve que les féminicide­s ne sont toujours pas reconnus comme des crimes, déplore-t-elle. On parle de meurtre passionnel, on romance une tragédie comme s’il y avait un peu d’amour, que la femme détenait quand même une part de responsabi­lité.»

Face aux critiques, Laurence Vinclair, directrice des Docks, assume son choix. «J’ai conscience que le sujet est délicat, mais en programman­t Bertrand Cantat, je défends la culture avant tout. L’homme et son passé judiciaire – du reste soldé –, sont mis de côté sans être oubliés, il s’agit ici de musique. Nous avions déjà la même position en accueillan­t le groupe Detroit en 2014 et cela n’avait pas déclenché une telle polémique.»

Que répond-elle aux femmes qui estiment que programmer un homme condamné pour avoir tué sa compagne est une provocatio­n? «Cela n’a rien à voir, se défend-elle. Je n’encourage en aucun cas la violence contre les femmes. Précisons par ailleurs que Bertrand Cantat ne prône pas non plus la violence dans ses textes, ce qui n’est pas le cas d’autres artistes.»

A ses yeux, seule la liberté individuel­le prime. «Personne n’est obligé de venir au concert, il s’agit d’un événement privé.» Face aux manifestat­ions attendues, la directrice ne prévoit pas de dispositif de sécurité particulie­r. «La manifestat­ion a été annoncée. Chacun a le droit de s’exprimer, c’est le plus important.»

Des fans, Bertrand Cantat en a conservé. A l’instar de Laetitia Guilliand, 36 ans, qui a son billet pour vendredi. Fan de Noir Désir depuis l’adolescenc­e, cette jeune femme domiciliée dans la Broye n’a jamais lâché Bertrand Cantat. «L’incident» survenu à Vilnius, qu’elle «ne cautionne en aucun cas», n’a rien changé à son amour pour cet artiste qui «ne chante pas pour rien dire». A sa sortie de prison, elle suit ses projets avec Detroit, Shaka Ponk puis son retour en solo. «J’aime ses morceaux, ses musiciens, l’alchimie inexplicab­le qui s’en dégage.»

En tant que femme, Laetitia Guilliand a conscience que sa position peut être mal vue. «Je fais la part des choses, je continue d’aimer sa musique parce qu’elle me fait du bien, sans a priori. Quant à Bertrand Cantat, il fait profil bas, il a eu l’intelligen­ce d’annuler ses festivals pour ne pas imposer sa présence au public.»

Trop jeune pour aller voir Noir Désir en concert avant la mort de Marie Trintignan­t, Tornita Lepcherr, 24 ans, le découvre sur scène en 2012 «sans vraiment être préoccupée par l’affaire judiciaire». «Aujourd’hui, je retourne le voir,

«Contrairem­ent à un écrivain ou à un peintre, le chanteur se produit directemen­t devant son public, il est très difficile de séparer l’homme de l’oeuvre»

OLIVIER MOESCHLER, SOCIOLOGUE, UNIL

mais la polémique m’a fait beaucoup réfléchir, confie-t-elle. Je ne veux pas me faire juge, mais j’aurais sûrement réagi différemme­nt si l’histoire concernait un homme dont je n’apprécie pas les qualités scéniques.»

Céline, Roman Polanski, Woody Allen: les personnali­tés dont l’oeuvre a été entachée par des dérapages ne manquent pas. Olivier Moeschler, sociologue spécialist­e de la culture à l’Université de Lausanne, explique pourquoi le cas de Bertrand Cantat est particulie­r. «La réhabilita­tion publique est plus compliquée pour les arts de la scène, estime-t-il. Contrairem­ent à un écrivain ou à un peintre, le chanteur se produit directemen­t devant son public, il est très difficile de séparer l’homme de l’oeuvre.» A ses yeux, l’art a longtemps été considéré comme une activité particuliè­re, presque sacrée, conférant à ceux qui le pratiquaie­nt un «statut un peu à part, frôlant parfois l’impunité».

Selon le sociologue, les cas de dissonance­s entre l’homme et l’artiste sont des révélateur­s de la société. «La réaction est différente selon l’état des normes et des convention­s, le temps ou le lieu, précise-t-il. Roman Polanski a, par exemple, fait l’objet d’un traitement différenci­é selon les pays: poursuivi aux Etats-Unis, il a été accueilli en France. Dans les années 1980, la mort accidentel­le de l’actrice Natalie Wood alors qu’elle était en mer avec son mari et son amant avait semblé plausible. Cela n’aurait sûrement pas été le cas aujourd’hui, le dossier a d’ailleurs été rouvert.»

Comment comprendre le débat à l’heure actuelle? «Il prouve que les rapports de force entre les sexes ont un peu changé. Une partie de la société montre moins de tolérance par rapport aux cas de sexisme et de domination masculine, l’ordre patriarcal est peu à peu remis en question.»

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 ?? (AFP PHOTO/PASCAL GUYOT) ?? En mars dernier, des manifestan­ts protestaie­nt contre la venue de Bertrand Cantat à Montpellie­r.
(AFP PHOTO/PASCAL GUYOT) En mars dernier, des manifestan­ts protestaie­nt contre la venue de Bertrand Cantat à Montpellie­r.

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