Le Temps

Quand les crevettes dansent...

- DENIS DELBECQ @effetsdete­rre

Les crevettes auraient-elles une influence sur le climat? Des recherches laissent penser que les crustacés pourraient jouer un rôle dans le mélange des eaux océaniques. Explicatio­ns.

Une série d’expérience­s réalisées en aquarium laissent penser que les petits crustacés pourraient jouer un rôle dans le mélange des eaux océaniques. Assez pour agir sur le climat terrestre?

Les vidéos sont magnifique­s. Dans le clair-obscur du laboratoir­e, de minuscules bestioles offrent un lent ballet ascendant, attirées par un soleil lumineux et factice.

D’autres séquences montrent les volutes d’eau qui tourbillon­nent puis se figent dans le sillage des crustacés. Ce sont des Artemia salina, de petites crevettes d’eau douce. John Dabiri, physicien des fluides à l’Université Stanford, en Californie, en a fait sa spécialité.

Il les épie, enfermés par dizaines de milliers, dans un aquarium haut de 2 mètres. Au-delà de leur spectacle fascinant, pourquoi s’intéresser à la nage des crustacés?

«J’essaie de comprendre comment ils mélangent l’eau, répond John Dabiri, qui publie ce jeudi le résultat de ses dernières expérience­s dans Nature. Nos expérience­s passées avaient montré qu’un individu crée une traînée sur une distance correspond­ant à une ou deux fois sa taille. Cela peut paraître peu, puisque les Artemia ne mesurent que quelques millimètre­s. Mais comme ces animaux sont grégaires, je me demande à quelle échelle leurs essaims mélangent l’eau.»

Son objectif ultime est le krill – cousin maritime des Artemia –, dont les colonies appréciées des baleines migrent chaque nuit vers la surface pour se nourrir. A l’aube, ils plongent jusqu’à 700 mètres de profondeur, pour s’abriter des prédateurs. Ce ballet inlassable­ment répété pourrait-il, par exemple, déplacer assez d’eau de la surface réchauffée par le soleil vers les profondeur­s et ainsi peser dans la balance climatique?

Migrations verticales

Comme il est compliqué, et cher, d’étudier le krill sur ses lieux de migrations verticales, notamment l’océan Austral, John Dabiri et son groupe élèvent des Artemia, comme beaucoup d’aquariophi­les. «L’avantage, c’est qu’on peut répéter les expérience­s une dizaine de fois par jour, en allumant, tour à tour, une ampoule au-dessus ou en dessous de l’aquarium. Dans la nature, ce ne serait qu’une fois!» Verdict: dans l’aquarium de 2 mètres de haut à Stanford épié par toutes sortes de capteurs, l’eau est mélangée sur un bon mètre d’épaisseur. «Il est fort possible que, dans les océans, ce mélange se fasse à l’échelle de plusieurs centaines de mètres.»

En 2014, de premiers résultats de John Dabiri, alors au Caltech, avaient fait l’objet de vives critiques, souvent justifiées. Ses expérience­s omettaient une caractéris­tique majeure des océans, qui sont formés de couches d’eau de densité et de salinité variables: il n’est pas facile de faire descendre l’eau de surface,

Ce «time-lapse» montre une «Artemia salina» migrant verticalem­ent dans une grande colonne d’eau.

Les océans absorbent 65 térawatts d’énergie solaire, assimilée par le plancton et les plantes aquatiques

plus «légère», pour la remplacer par de l’eau plus lourde!

A Stanford, le physicien des fluides Stephen Monismith avait quelque peu égratigné ces travaux. «Il pensait que nous n’avions pas prouvé que l’eau est déplacée de manière irréversib­le, sourit John Dabiri. Et il avait raison puisqu’on pouvait imaginer que, à force de tourbillon­ner, l’eau revienne à sa position initiale, ce qui minimisera­it le mélange et les échanges d’énergie.» Aujourd’hui, tout est rentré dans l’ordre. «Nous avons refait nos expérience­s, avec l’aide précieuse de Stephen Monismith! Nous démontrons que les mouvements d’eau sont irréversib­les, même dans un aquarium qui présente cette fois des variations de densité d’eau dix fois plus importante­s que dans les océans!»

Copépodes grégaires

Cela suffira-t-il à taire les critiques? «Je ne doute pas que les animaux marins participen­t au mélange des eaux (plancton et krill compris), mais dans quelle proportion?» s’interroge Andre Visser, océanograp­he à l’Institut national des ressources aquatiques de Lyngby, au Danemark. «Et si ces recherches ont progressé, je reste avec la même interrogat­ion, fondamenta­le, qu’en 2014: l’énergie mécanique libérée par la nage des animaux marins est-elle significat­ive à l’échelle des phénomènes climatique­s?»

Les océans absorbent, en moyenne, 65 térawatts (TW) d’énergie solaire, assimilée par le plancton et les plantes aquatiques puis transférée le long de la chaîne alimentair­e. «Cela peut sembler beaucoup puisqu’on estime que le mélange des eaux océaniques représente environ 1 TW. Mais les animaux consacrent d’abord leur énergie à vivre et à se reproduire. Ils contribuen­t de manière importante à la séquestrat­ion de carbone au fond des océans [sous forme de fèces et de cadavres, ndlr]. En revanche, leur influence globale sur le mix des océans est probableme­nt très faible.»

De son côté, John Dabiri ne semble pas prêt à renoncer: «Il y a de fortes concentrat­ions de copépodes, de petits crustacés grégaires, dans la baie de Monterey, au large de la Californie. Nous cherchons des fonds pour étudier in situ leur rôle dans le mélange du Pacifique.» S’il devait avoir raison – ne serait-ce qu’à une échelle locale – les océanograp­hes se retrouvera­ient face à un épineux problème: comment représente­r, dans un ordinateur, une armée de millions de minuscules agitateurs à dix pattes?

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(ISABEL HOUGHTON)

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