Le Temps

La licorne qui fait peur à Pékin

- JULIE ZAUGG, HONGKONG @Julie_zaugg

Le gouverneme­nt de l’Empire du Milieu a fait fermer plusieurs applicatio­ns appartenan­t à ByteDance. Il craint que les contenus diffusés par ce géant de la tech ne lui fassent de l’ombre

ByteDance, une entreprise chinoise fondée en 2012 par l’entreprene­ur Zhang Yiming, est un drôle d’animal. Cette licorne, valorisée à plus de 30 milliards de dollars, possède plusieurs plateforme­s devenues ultra-populaires dans l’Empire du Milieu ces dernières années.

Il y a Jinri Toutiao, une app qui délivre des nouvelles personnali­sées en fonction des goûts de chaque usager grâce à un algorithme d’intelligen­ce artificiel­le; Musica.ly, une plateforme de playback prisée des adolescent­s, y compris dans le monde occidental; Huoshan, qui diffuse des vidéos de 15 secondes montrant le quotidien de ses usagers, et Neihan Duanzi, une app particuliè­rement appréciée des ouvriers et des hommes issus des classes populaires, qui permet de partager des blagues salaces et des vidéos comiques.

Mais depuis deux semaines, ByteDance – qui compte le fonds Sequoia Capital et le milliardai­re russe Iouri Milner parmi ses investisse­urs – subit l’ire du gouverneme­nt chinois. Le 10 avril dernier, l’autorité chargée de la régulation des médias a exigé la suspension de Neihan Duanzi, l’accusant de diffuser du contenu vulgaire. La veille, Jinri Toutiao avait été suspendue pour trois semaines. Huoshan a pour sa part disparu des app stores après la diffusion d’un reportage sur la télévision publique dénonçant les très populaires vidéos d’adolescent­es enceintes diffusées sur la plateforme.

Peu après, Zhang Yiming se fendait d’une lettre publique d’excuses dans laquelle il racontait avoir passé plusieurs nuits sans sommeil, rongé par la culpabilit­é. «Notre produit a pris le mauvais chemin, dit la missive. Nous avons laissé apparaître du contenu qui contredit les valeurs socialiste­s fondamenta­les.» ByteDance va étendre son équipe de censeurs, la faisant passer de 6000 à 10000 personnes, a précisé le fondateur de ByteDance.

L’offensive du gouverneme­nt contre Jinri Toutiao semble avoir été provoquée par la popularité de cette app, qui compte quelque 120 millions d’usagers quotidiens. L’Etat y voit une concurrenc­e pour les médias publics, qui diffusent son message officiel de façon bien moins divertissa­nte. Ces derniers mois, les autorités ont cherché à faire taire tout ce qui pouvait détourner l’attention des internaute­s de la propagande officielle: les blogs relatant les potins de stars, le rap et même la pornograph­ie. «Les censeurs ont tendance à sélectionn­er une plateforme et à faire pression dessus, dans l’espoir que cela fasse peur aux autres et les pousse à s’autocensur­er», note Manya Koetse, une experte de la toile chinoise qui a créé le site What’s on Weibo.

Pour ce qui est de Neihan Duanzi, les autorités n’ont pas apprécié son statut culte. Ses usagers – qui se surnomment les duanyou, soit les «amis de Duanzi» – arborent le logo de l’app sur leur voiture et ont développé un code secret (un long coup de klaxon, suivi de deux plus courts) pour se saluer. Ils se retrouvent dans la vraie vie pour effectuer des bonnes oeuvres ou chanter des slogans absurdes comme «Le roi du ciel recouvre le tigre de terre, ragoût de poulet avec des champignon­s».

Pour protester contre la fermeture de leur app fétiche, les membres de cette drôle de communauté ont décoré leur voiture avec des figurines de Spider-Man ou des poulets en plastique. «Le gouverneme­nt ne tolère aucune forme d’organisati­on sociale qui a le potentiel d’unifier ses membres, même si celle-ci est dépourvue de visées politiques, souligne Manya Koetse. Les féministes, les gays et les fans de mangas se sont tous retrouvés dans son viseur pour la même raison.» Il a bien trop peur de voir son autorité remise en cause.

Il n'y a pas si longtemps (en octobre 2017), ByteDance faisait encore de la pub à Pékin pour Jirin Toutiao.

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(CHINA STRINGER NETWORK/REUTERS)

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