Le Chili, eldorado migratoire en trompe-l’oeil
Face à l’arrivée exponentielle d’Haïtiens, le racisme monte. Le président chilien vient de présenter un projet de loi durcissant les règles pour les migrants
Sebastian Piñera, le président conservateur qui a pris ses fonctions le 11 mars dernier, vient d’annoncer un nouveau projet de loi afin de durcir les conditions d’entrée au Chili. Les 300000 migrants actuellement en situation irrégulière ont un mois pour bénéficier du processus de régularisation extraordinaire qui commencera le 23 avril. Dans le viseur, les Haïtiens. Ces derniers doivent, depuis le 16 avril, demander un visa d’entrée au consulat chilien de Port-au-Prince – c’est désormais impossible depuis le Chili. De plus, seuls 10000 Haïtiens par an recevront le nouveau visa humanitaire.
Réformer la loi migratoire – la plus vieille du continent, héritée de la dictature – était urgent. Mais le durcissement fait grincer des dents, principalement chez les associations préoccupées par le climat raciste qui l’accompagne. L’office des visas est une bombe à retardement, saturé sur cinq étages. Les étrangers campent devant ou arrivent dès 4h du matin pour former une file interminable. «Mais qui sont ces negritos [ces petits noirs], que font-ils là?» murmurent, interloqués, les quelques Chiliens qui traversent la plaza de Armas, la place centrale de la capitale, Santiago.
Le Chili est le pays d’Amérique latine où le nombre d’étrangers a le plus augmenté entre 2010 et 2015 – une hausse due à une arrivée exponentielle d’Haïtiens. En 2017, 111746 d’entre eux sont entrés au Chili, contre 13299 en 2015, année où les chiffres ont commencé à grimper. Ce sont eux qui font se retourner les Chiliens dans la rue. Le débat migratoire agite ce pays de 17 millions d’habitants, coincé entre la cordillère des Andes et le Pacifique.
Fermeture des frontières
Dalinx Noel, 33 ans, est arrivé d’Haïti, après neuf heures de vol, en juin 2016. «Un jour, j’ai vu une femme acheter cash cinq billets d’avion pour le Chili. L’ambassade américaine venait justement de me refuser le visa. Tout le monde allait au Chili, alors je suis parti aussi», explique-t-il. Le durcissement des frontières aux Etats-Unis et en Europe pousse les migrants vers d’autres destinations. Jusqu’à présent, ils n’avaient pas besoin de visa, l’entrée était libre en tant que touriste, pour 90 jours.
Dalinx est arrivé confiant au Chili: «Stabilité, travail, possibilité d’étudier et d’être soigné à l’hôpital», résume-t-il. Armé d’une licence et d’un bon niveau d’espagnol, Dalinx déchante après avoir envoyé 300 CV, sans réponse. Découragé, il efface toutes les lignes de son curriculum et inscrit, en gros, un seul mot: plombier. On l’appelle la semaine suivante. Il découvre alors un monde d’abus envers lui et «ses frères» et fait une formation en droit pour apprendre à se défendre. Dalinx a monté l’association Fupa (Fondation Urgence Pays) et se rend dans les banlieues pour expliquer la législation aux autres Haïtiens.
Mobilisation
Il y a du travail. Nelson Cadiz Martinez est débordé dans son bureau, très exigu, de travailleur social. Celui-ci est situé en bas de hautes tours où vivent des étrangers (18% de la population de la municipalité d’Estación Central). «Il est 21h, une personne va se retrouver sans abri, il fait froid et je n’ai aucun budget. Alors je sors l’argent de ma poche ou je l’amène dormir chez moi.» Le fonctionnaire municipal estime travailler sans aucun soutien de l’Etat.
Les 400 Haïtiens qui arrivent chaque jour au Chili ne représentent que la sixième communauté de migrants. Les Vénézuéliens ou les Colombiens sont bien plus nombreux, une réalité qui traduit les crises du continent. Alors ce sont les ONG, l’Eglise et les universités qui tentent de prendre le relais, majoritairement en offrant des services juridiques.
Evens Clercema s’attache, lui, à donner une autre image des Haïtiens. Premier animateur noir de l’histoire de la télé chilienne, Evens est aussi danseur professionnel et offre des bourses aux Haïtiens qui souhaitent suivre ses cours. Sa compagne, Maria Paz Hernandez, une Chilienne de 34 ans, est ingénieure. Le couple attend un enfant et symbolise l’intégration, mais Evens ne se leurre pas: «L’Europe a conquis l’Amérique puis amené des Noirs pour y travailler. Nous avons toujours été vulnérables. C’est historique et ça vient de l’Europe.»
Rodrigo Azocar, 30 ans, avocat à la tête de la clinique juridique de l’Université catholique – un système d’aide gratuit offert par des professeurs et des étudiants en droit –, ne prononce pour sa part le mot «racisme» qu’avec difficulté. «C’est tabou ici. Quand j’étais petit, je me retournais dans la rue quand je voyais un Noir tellement c’était rare.» Cependant, il corrobore sans hésiter la vulnérabilité des Haïtiens qu’il défend au quotidien: exploitation allant jusqu’à l’esclavage, agression au couteau, vol ou expulsion par des propriétaires peu scrupuleux. Plusieurs sont même morts de froid dans la rue.
Expulsions illégales
Pablo Valenzuela, 38 ans, est directeur du Service jésuite pour les migrants, la principale organisation non gouvernementale ayant pour vocation de les protéger. Il en reçoit 5161 par an, dont 47% d’Haïtiens, «les plus exclus, de par la langue et de par leur ascendance africaine dans un pays qui se croit plus blanc que ce qu’il n’est», dit-il en faisant référence aux peuples indigènes qui vivent au Chili. Sa priorité: éviter les expulsions. 6656 renvois ont été prononcés entre 2016 et 2017, soit un toutes les trois heures.
«Début mars, 62 Haïtiens ont été détenus durant plusieurs jours à l’aéroport par la PDI, la police d’investigation. La Cour suprême a reconnu que c’était illégal, mais la police continue d’être arbitraire et les Haïtiens ont déjà été expulsés.» La PDI a annulé notre interview à la dernière minute quand nous avons évoqué ce cas et le gouvernement n’a pas donné suite à nos demandes d’entrevue. Pourtant, la question n’est pas mineure à l’heure où le président annonce que la barre du million de migrants a été franchie.
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Miseda, Haïtienne de 27 ans, est arrivée au Chili il y a six mois. Elle ne travaille pas et habite dans un quartier très défavorisé de la banlieue de Santiago.
«L’Europe a conquis l’Amérique puis amené des Noirs pour y travailler. Nous avons toujours été vulnérables. C’est historique et ça vient de l’Europe» EVENS CLERCEMA, PREMIER ANIMATEUR NOIR DE L’HISTOIRE DE LA TÉLÉ CHILIENNE