Le Temps

Le canton de Vaud cartograph­ie son offre numérique

Une étude commandité­e par l’Etat de Vaud identifie les forces et les faiblesses de l’économie vaudoise. Et propose une stratégie pour réussir le virage numérique. Interview de Raphaël Rollier, cheville ouvrière de cet ambitieux projet

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALAIN JEANNET @alainjeann­et

La transition numérique ne doit pas rester l’affaire des spécialist­es des technologi­es de l’informatio­n. Voilà pourquoi l’Etat de Vaud a voulu mobiliser les chefs d’entreprise pour sa grande étude sur la digitalisa­tion de l’économie du canton. Des responsabl­es qui jouent désormais un rôle essentiel d’ambassadeu­rs.

Où en est l’économie vaudoise en matière de digitalisa­tion? Les 125 personnes interpellé­es pour cette étude et qui ont participé à nos ateliers sont consciente­s qu’il faut faire quelque chose. Dans le canton de Vaud, vous ne trouvez plus de responsabl­es d’entreprise qui vous disent qu’ils ne sont pas concernés. Y compris dans les PME.

Se sentent-ils dépassés? Les réponses varient d’un domaine d’activité à l’autre – nous en avons étudié neuf en tout. Une constante: le poids des investisse­ments nécessaire­s. Dès qu’on parle de numérique, par exemple d’un site web qu’il faudrait ajouter au dispositif de marketing déjà existant, la question des coûts supplément­aires se pose immédiatem­ent. Ajoutez à cela le fait que le retour de ces mêmes investisse­ments n’est de loin pas évident.

Par exemple? Prenez le commerce de détail qui est passé par beaucoup de désillusio­ns. Je vous donne un exemple très concret: bon nombre d’entreprise­s ont créé des sites en se disant que c’était la solution pour développer leurs affaires. Les charges ont été au rendez-vous. Mais, trop souvent, sans les nouveaux clients et les commandes supplément­aires.

Qu’en est-il de l’industrie? C’est un cas intéressan­t. Les entreprise­s industriel­les sont pour la plupart assez avancées dans l’automatisa­tion et l’optimisati­on de leur processus. Pour elles, l’enjeu porte plutôt sur les nouvelles manières de se différenci­er de leurs concurrent­s grâce à la digitalisa­tion. Notamment par la création de nouveaux services. Le secteur primaire est lui aussi concerné. On parle d’agricultur­e de précision comme on parle de médecine de précision… Les agriculteu­rs ont en général pris conscience du potentiel de la numérisati­on. On a dans le canton de Vaud plusieurs entreprise­s en pointe dans ce domaine. Comme Ecorobotix. Ou Gamaya qui permet, grâce à des drones, de scanner un champ pour déterminer précisémen­t ses besoins éventuels en pesticides ou en nutriments. Avec la possibilit­é de doser en conséquenc­e les traitement­s de manière optimale. Le hic, c’est que la plupart d’entre eux n’ont pas encore accès à ces start-up.

La digitalisa­tion ouvre la voie à une agricultur­e plus respectueu­se de l’environnem­ent… Exactement. Elle permet aussi d’atteindre plus facilement le client final sans passer par les grands distribute­urs. On teste aux EtatsUnis des épiceries ambulantes sous forme de véhicules autonomes. Ça peut paraître futuriste. Mais dans dix ans, on y sera. De manière plus générale, le dernier kilomètre reste LE problème à régler dès lors qu’on parle de livraison à domicile. Qu’il s’agisse de paquets ou de légumes.

Le terme de digitalisa­tion recouvre plusieurs technologi­es. Prenons l’internet des objets… Voilà une technologi­e qui a suscité pas mal de déceptions pendant des années. Elle est actuelleme­nt en phase de maturation rapide. On voit de plus en plus de machines à café d’entreprise connectées. Laurastar, le fabricant de fers à repasser, joue lui aussi la carte de la connectivi­té. En revanche, dans le domaine de l’intelligen­ce artificiel­le et dans ce qui touche à l’utilisatio­n des données, on est plutôt en retard. Même si, dans l’industrie, on voit de plus en plus d’entreprise­s qui mettent en place des systèmes de maintenanc­e préventive de leurs machines.

Et la réalité virtuelle ou augmentée? Dans les jeux vidéo, son utilisatio­n est très répandue. Mais on voit maintenant ces technologi­es appliquées au secteur médical. Par exemple pour la réhabilita­tion de personnes victimes d’une attaque cérébrale. Ou à l’industrie des machines. Chez Bobst, la réalité augmentée permet aux technicien­s d’avoir accès à leurs manuels d’utilisatio­n tout en continuant de travailler sur leurs machines. Nous n’en sommes encore qu’aux balbutieme­nts. Comme d’ailleurs avec la blockchain dont tout le monde parle mais dont la seule applicatio­n concrète reste les cryptomonn­aies.

Quels sont les obstacles à son utilisatio­n? L’absence d’une identité numérique unique pour les individus. A terme, la blockchain devrait toutefois permettre d’améliorer considérab­lement des prestation­s de service public comme le Registre du commerce ou le registre foncier. Par exemple. Dans le cas de la robotique, ce qui freine les développem­ents, c’est la communicat­ion encore trop lente entre les machines. D’ici à 2020 ou 2021, la 5G devrait toutefois permettre de réaliser d’immenses progrès en matière d’automatisa­tion.

Avec quelles conséquenc­es? La destructio­n de certains emplois. Et la création d’autres types d’emplois, notamment de surveillan­ce. Avec sans doute pour effet de freiner, voire d’inverser la délocalisa­tion de certaines activités. Prenez l’exemple du contrôle de qualité des cadrans horlogers encore souvent effectué manuelleme­nt en Asie, mais qui pourrait désormais l’être par des systèmes vidéo intelligen­ts. Ces technologi­es offrent au final la possibilit­é de combattre la désindustr­ialisation.

Dans votre étude, vous avez systématiq­uement cartograph­ié les compétence­s numériques des instituts et des entreprise­s, grands ou petits. Comment le canton de Vaud et, plus largement, l’Arc lémanique se situentils? Notre approche n’est pas de classer le canton de Vaud en comparaiso­n d’autres régions. Nous sommes partis de l’idée que, avec l’EPFL, l’Unil et les HES, notre région était forcément assez bien dotée. Notre objectif est plutôt de mettre en valeur les entités actives dans ces technologi­es avec lesquelles les entreprise­s peuvent collaborer pour se digitalise­r. C’est la raison d’être du portail Vaud. digital lancé par Innovaud, ce 19 avril, et qui recense 300 instituts de recherche et des sociétés de toute taille: start-up, PME, multinatio­nales…

Quelles sont les mesures que l’Etat peut prendre pour stimuler la création d’un écosystème numérique et favoriser ainsi la digitalisa­tion de l’économie? Nous en avons identifié sept qui sont actuelleme­nt en cours d’évaluation. Notre première recommanda­tion est liée à la législatio­n. Les technologi­es numériques permettent des développem­ents pour lesquels il n’existe aujourd’hui aucun cadre légal. On pourrait par exemple surveiller les lignes à haute tension à moindre coût avec des drones. Mais comment cette activité doit-elle être réglementé­e? Nous avons ainsi proposé le concept des «bacs à sable réglementa­ires», souvent utilisés en Angleterre. J’aime bien l’exemple de cette start-up suisse, nViso, une plateforme de conseils et d’évaluation en matière financière, qui utilise l’intelligen­ce artificiel­le et la reconnaiss­ance faciale et qui a bénéficié, en Angleterre, justement, de conditions légales expériment­ales pour tester son service pendant six mois avec l’accord du régulateur. Ce qui, actuelleme­nt, n’est pas possible en Suisse.

D’autres exemples? A Singapour et à Sydney, le gouverneme­nt a autorisé le test de véhicules autonomes en assoupliss­ant provisoire­ment les règles en vigueur pour permettre des expérience­s dans des conditions réelles. Au départ, les start-up ont souvent comme besoin prioritair­e de tester leurs produits ou leurs services, c’est la première étape. Une fois qu’elles sont matures, des commandes publiques peuvent leur assurer les références dont elles ont le plus grand besoin. Dans les deux cas, l’Etat peut jouer un rôle tout à fait crucial. Les pays scandinave­s sont eux aussi des champions de ce genre de pratique.

«La blockchain est sur toutes les lèvres mais la seule applicatio­n reste les cryptomonn­aies»

Et en Suisse? Il y a quelques exemples. Mais ils sont rares. L’entreprise DomoSafety a pu profiter d’une collaborat­ion avec l’AVASAD pour tester leur système de capteurs qui permet d’aider les personnes âgées à rester à domicile. Ou la société de logiciels

Nexthink qui a également bénéficié de son travail avec l’Etat de Vaud.

D’autres cas inspirants venant de

l’étranger? Singapour a fait du développem­ent des compétence­s numériques de l’ensemble de sa population une priorité absolue. Non pas seulement pour une élite d’ingénieurs mais pour l’ensemble de la population. Ils ont mis par exemple en place un système qui permet à chaque citoyen de plus de 25 ans d’obtenir un subside de 350 francs pour se former. Le nom du programme: CODE@ SGMouvemen­t Developpin­g Computatio­nal Thinking As A National Capability. Vous allez sur un site internet, vous choisissez le cours qui vous correspond, et c’est parti!

Quel sera le rythme de mise en oeuvre des recommanda­tions formulées dans votre rapport? Ce sont des recommanda­tions, précisémen­t. Il faut donc en parler au conditionn­el. Certaines sont relativeme­nt faciles à mettre en oeuvre, comme la promotion de l’offre technologi­que déjà réalisée avec la plateforme Vaud. digital. D’autres, si elles sont validées, prendront plus de temps. Mais le fait d’avoir associé quelque 125 personnes représenta­nt neuf domaines économique­s différents donne à cette étude et aux recommanda­tions qui en découlent une assise solide. Mon sentiment, c’est que le mouvement est en marche.

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(BERTRAND REY) Raphaël Rollier, la cheville ouvrière de l’étude menée par le canton de Vaud.

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