Le Temps

Gens de Dublin

- ALAIN FREUDIGER ÉCRIVAIN

Les accords de Dublin sont censés déterminer quel Etat membre de l’Union européenne est responsabl­e d’examiner une demande d’asile. Bien qu’ils soient critiqués de partout, ils continuent à être appliqués. Dans les faits, cela retombe en général sur le premier pays de l’UE dans lequel arrivent les réfugiés, soit surtout l’Italie et la Grèce.

Quand on regarde une carte de l’Europe, Dublin est située tout au nord-ouest. Les pays desquels proviennen­t les réfugiés sont presque tous situés en Afrique et au Moyen-Orient, soit au sud et à l’est de l’Europe. Ainsi, il faudrait à un réfugié souhaitant rejoindre Dublin traverser une mer, la Méditerran­ée, puis une terre, l’Europe, puis une mer, la Manche, puis une terre, la Grande-Bretagne, puis encore une mer, celle d’Irlande. Les accords de Dublin, réglant le sort des demandes d’asile dans l’Union européenne, ont donc été signés dans une des villes les plus difficiles d’accès aux réfugiés. C’est là une première cruelle ironie.

L’Irlande a longtemps été une terre d’émigration. Au XIXe siècle, 4 millions d’Irlandais ont émigré, principale­ment vers les Etats-Unis. Mais déjà avant, et aussi après, c’est presque une vieille tradition irlandaise que de quitter le pays quand ça va mal. Après la crise de 2008, ils furent par exemple 300000 à quitter l’Irlande. Ainsi, les accords de Dublin, qui dans les faits freinent la migration, ont été signés dans la capitale d’un pays qui a une longue tradition d’émigration. C’est là une seconde cruelle ironie.

En Europe, Dublin n’est pas une ville majeure, ni comme destinatio­n touristiqu­e ni comme référence culturelle. Elle n’évoque pas d’image très précise, si on n’y est jamais allé. C’est pourquoi elle a très facilement disparu sous les accords de Dublin: aujourd’hui, lorsqu’on évoque Dublin, on pense bien plus aux accords du même nom qu’à la capitale irlandaise. La ville est devenue le symbole de ces accords, s’y réduit même bien souvent. De cela, les Irlandais ne se rendent pas compte, tout comme les Lausannois ne se rendent pas compte qu’en Turquie leur ville est avant tout celle du traité de 1923. Il y a d’autres villes d’accords et de traités, de solutions qui posent problème, ou de problèmes qui trouvent solution, qui ne sont connues presque que pour ça: Sèvres, Schengen, Dayton, Maastricht.

En 1961, Berlin est quant à elle devenue, pour trois décennies, le symbole de la division. On parlait du «mur de la honte». Berlin, c’était le gris. Et puis après 1989, Berlin s’est mise à évoquer d’autres choses, l’ouverture, le foisonneme­nt, la couleur. On peut espérer un même retourneme­nt pour Dublin. Dans bien des croyances populaires, mais aussi dans la pharmacopé­e, le remède est à chercher juste à côté du poison. Il est possible que le noeud de Dublin doive un jour être dénoué ou tranché à Dublin. Ce serait un joli destin pour cette ville, et pour les Irlandais en général. Et pour les gens de Dublin du XXIe siècle, qui ne sont plus ceux racontés par James Joyce mais ceux qui vivent sous le régime de son règlement, réfugiés de guerre ou réfugiés politiques, et bien sûr aussi les Dublinois d’aujourd’hui.

En résidence littéraire à Dublin, mon premier contact humain fut le chauffeur du bus de l’aéroport. Là où la langue anglaise nous habitue en général à la politesse, son côté direct et brusque interpella les voyageurs qui entraient dans le bus et s’agglutinai­ent aux premières places disponible­s: «Allez, vous tous, allez au fond, faites de la place, il y a de la place!» Oui, cet Irlandais avait raison, il y a encore de la place et la barque n’est pas pleine. Les voici, les gens de Dublin.

Allez, vous tous, allez au fond, faites de la place, il y a de la place!

Ce texte est la mise en forme d’une interventi­on poétique faite à l’occasion d’une soirée consacrée aux accords de Dublin organisée à l’Unil par le Printemps de la poésie, Le Cabanon – Espace pour l’art contempora­in et le Collectif R, le 19 mars dernier.

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