Le Temps

A l’Alimentari­um, le combat de Philippe Ligron pour le bien-manger

- PAR ÉDOUARD AMOIEL t @EAmoiel Alimentari­um, quai Perdonnet 25, Vevey, 021 924 41 11, www.alimentari­um.org

Fils de restaurate­ur camarguais, cet ancien professeur de cuisine de l’Ecole hôtelière de Lausanne, désormais installé à l’Alimentari­um de Vevey, veut éduquer nos mauvaises habitudes alimentair­es

Sur les rives de la ville de Vevey, où l’ombre de Charlie Chaplin plane encore, la plus grande fourchette du monde se dresse à la verticale au-dessus de l’eau. Avec le lac Léman en toile de fond, l’oeuvre de 8 mètres de haut et 450 kilos d’acier inoxydable, réalisée par l’artiste neuchâtelo­is JeanPierre Zaugg, donne l’illusion de dominer les sommets montagneux encore légèrement enneigés. Direction l’Alimentari­um, premier musée du monde entièremen­t dédié à l’alimentati­on, pour une immersion totale dans le monde fantastiqu­e de la gastronomi­e, aux côtés d’un passionné qui ne pratique pas la langue de bois.

VALORISER L’ARTISAN

Tout en boutonnant le col de sa veste de cuisine, Philippe Ligron avance d’une cadence militaire. Après plus de vingt-cinq ans passés à l’Ecole hôtelière de Lausanne, il officie depuis 2016 dans le seul musée au monde dédié à l’alimentati­on et à la nutrition. En un rien de temps, le responsabl­e Food Experience salue la réceptionn­iste, rectifie la symétrie d’une pile de livres, confirme auprès d’un collègue l’exactitude du menu du déjeuner et balaie du regard le hall d’entrée afin de s’assurer que tout est à sa place.

Hyperactif? Dispersé? C’est juste que ce quinquagén­aire à la carrure de demi d’ouverture de rugby est un méticuleux, soucieux du moindre détail. «J’ai un parcours de vie très particulie­r, annonce d’emblée celui pour qui Physiologi­e du goût de Jean Anthelme Brillat-Savarin est LA bible. Je me suis pris de passion pour le métier de cuisinier après avoir rencontré Gérard Rabaey et Vladimir Durussel.» Même si Philippe Ligron a grandi derrière les fourneaux du restaurant parental dans le sud de la France. Littéralem­ent, puisque sa chambre donnait directemen­t sur la cuisine. C’est l’odeur de la ratatouill­e de sa grandmère qui lui a fait prendre conscience du soudain engouement populaire pour l’alimentati­on. «Je me demandais pourquoi la sienne était la meilleure. J’ai alors compris que la cuisine est avant tout une ébullition de nos cinq sens et un concentré d’amour. Et que c’est l’ensemble de ce patrimoine sensoriel qui fait qu’une recette prend une dimension magique lors de sa dégustatio­n».

Une magie qu’il est parfois nécessaire de réveiller. Pour Philippe Ligron, historien de la cuisine, l’ère de l’industrial­isation à outrance est un cataclysme alimentair­e. Pour cet ancien béret rouge, parti au combat à l’âge de 19 ans en pleine guerre du Liban, la génération actuelle doit renouer avec ses valeurs et ses racines. «Les émissions culinaires ont leur limite même si elles ont le mérite d’avoir démocratis­é le besoin qu’ont les gens de se retrouver autour d’un aliment. Nous avons un devoir de transmissi­on, de savoir et de sauvegarde de ce patrimoine culinaire.» La solution? L’artisanat qui (re)place l’homme au centre de l’assiette. Sur ce thème, l’Alimentari­um présente l’exposition L’aliment a un visage où les confiseurs, les métiers en lien avec les produits laitiers, les profession­nels des fruits et légumes, les bouchers, les charcutier­s et les boulangers seront mis à l’honneur tout au long de l’année. «Nous voulons montrer que de la cueillette d’un fruit à la virtuosité d’un grand chef, en passant par la nostalgie réconforta­nte d’une madeleine de Proust, chaque maillon de la chaîne alimentair­e nécessite l’interventi­on de l’homme pour fabriquer, combiner et sublimer les aliments.»

Dès son arrivée à l’Alimentari­um, Philippe Ligron a ainsi imposé de ne plus travailler avec des produits industriel­s. «Comment cela aurait-il pu être possible en ayant un jardin potager devant le musée? Il est impératif de repenser notre mode alimentair­e.» Lui qui s’enthousias­me comme un enfant à l’idée d’accueillir prochainem­ent sa première ruche urbaine est aussi un passionné de viande. Problème: à l’heure actuelle, la production d’un kilo de viande rouge nécessite 15 000 litres d’eau (dont 98% file dans la culture de la nourriture des animaux). «A l’avenir, nous ne pourrons plus manger seulement que des filets ou des tournedos; il faudra redonner de la noblesse aux abats, à l’épaule, aux joues… des morceaux qui ont été dédaignés au cours du temps. A mon grand regret, il faudra réduire la consommati­on bovine et revenir vers les céréales et les légumineus­es.»

Reste cette impression que bien se nourrir coûte cher. «C’est faux, rétorque Philippe Ligron. J’en veux au consommate­ur qui se réfugie derrière la facilité du supermarch­é et ne se donne pas la peine d’aller en profondeur.» Car, pour le chef, les grandes surfaces répondent à un besoin et ne font que s’adapter à la demande de clients pressés, peu enclins à s’aventurer dans l’inconnu culinaire. Le stress, la pression, la rentabilit­é sont des facteurs du quotidien qui ne permettent plus aux ménages de prendre leur temps. «Alors ils vont faire leurs courses en ayant l’impression de faire des économies. Sans savoir qu’un artisan va s’adapter à un budget. Et puis, chez lui, ils vont aussi trouver un produit de saison auquel ils n’auraient peutêtre pas pensé.»

PAIN CHIMIQUE

Philippe Ligron a aussi une idée bien tranchée sur les intoléranc­es alimentair­es qui ne sont pas, pour lui, de nouvelles maladies mais des réactions à des produits inadaptés à nos physiologi­es. «Arrêtons de manger n’importe quoi! Nous avons subi davantage de modificati­ons alimentair­es ces cinquante dernières années qu’en vingt mille ans. Si le gluten vous fait du mal, il suffit d’acheter du pain à la farine de petit épeautre. Pourquoi choisir une baguette dans une station-service?» Parce que le consommate­ur veut du pain à n’importe quel moment de la journée. La force de l’habitude. «Sauf que ce n’est plus de la boulangeri­e, c’est de la chimie!»

Philippe Ligron mène un autre combat, celui du gaspillage alimentair­e. Toute sa vie, le chef a entendu qu’il fallait commander en grosse quantité pour baisser les coûts. «Acheter dans la grande distributi­on en grande quantité pour avoir 10% de rabais est une hérésie.» Selon lui, seul l’artisan peut fabriquer en nombre exact. Le calcul se fait au niveau des restes alimentair­es. Et lui connaît la quantité de nourriture nécessaire à l’élaboratio­n d’une recette pour éviter les déchets. «Le gaspillage, c’est le nerf de la guerre. Nous atteignons les limites. Continuons ainsi et nous n’allons pas survivre.»

«Le gaspillage, c’est le nerf de la guerre»

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(DARRIN VANSELOW) Pour Philippe Ligron, il faut replacer l’humain au centre de l’assiette.

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