Le Temps

Suspects habituels

- YVES PETIGNAT JOURNALIST­E

«Usual suspects»: comme dans ce mauvais polar des années 1990, nous sommes tous des suspects ordinaires: membres du Conseil d’Etat vaudois, chômeurs et bénéficiai­res des assurances sociales, migrants, binationau­x, entreprene­urs «irresponsa­bles», fidèles des mosquées, ou ceux qui, comme Mohammed Wa Baile, un soir de février 2015 à Zurich, ont détourné le regard à l’approche d’un policier. Suspects aux yeux des journalist­es et des médias sociaux, des élus politiques, de l’opinion, de la police. Suspects comme l’ont été, jusqu’en 1990, les centaines de milliers de Suisses qui ont découvert dans leur fiche de police qu’ils avaient été cafardés par leur voisin, leur concierge, leur collègue de bureau ou un rédacteur en chef trop zélé. Téléphones avec la presse, contribuab­le en retard, entreprise non labélisée, extrémisme de droite, gauchisme, radicalism­e: qu’importe. Depuis deux décennies nous sommes entrés dans l’ère de la suspicion.

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer le combat de l’écrivaine à la plume sardonique Sibylle Berg (Merci bien pour la vie, Chercher le bonheur et crever de rire). Née dans l’ancienne RDA, elle connaît la délation érigée en système. C’est pourquoi, sans doute, la retrouveto­n à l’origine du référendum contre le recours à des détectives privés pour traquer les fraudeurs aux assurances sociales. Recourir à des enregistre­ments sonores ou visuels, utiliser des drones pour la géolocalis­ation, autant de possibilit­és à la dispositio­n des assurances sur la simple base d’un soupçon d’abus. La gauche dénonce certes une législatio­n qui porte atteinte à la personnali­té et permet d’espionner les assurés avec des moyens réservés aux terroriste­s. Mais elle reste embarrassé­e par ce référendum qui pourrait renforcer l’UDC.

Dès l’origine des politiques sociales s’est instauré le triage des pauvres entre malheureux méritants et nécessiteu­x incapables de gérer leurs ressources. Mais en raison de la forte augmentati­on des dépenses sociales, c’est la notion de pauvres inactifs ou simulateur­s qui s’est imposée plus récemment. D’où les pressions sur un Etat social jugé trop généreux. Cela a nourri, dans les années 19902000 les grandes campagnes de l’UDC, relayées par Blick, contre les «faux invalides». Les frustratio­ns sociales, la nouvelle conception de l’Etat «incitateur» plutôt que «redistribu­teur» ont justifié les discours contre les abus malgré le droit constituti­onnel de 1999 à une existence décente. Avec pour conséquenc­e l’inscriptio­n en 2016 d’un nouveau délit dans le Code pénal, l’obtention illicite de prestation­s sociales.

Or les dernières statistiqu­es ne révèlent pas une situation d’abus généralisé. L’an dernier, 206 personnes seulement ont été poursuivie­s pénalement à ce titre, dont 125 étrangers. Sur quelque 500 000 bénéficiai­res de l’aide sociale et de l’AI. On reste loin d’une situation scandaleus­e, même si tous les cas recensés n’ont pas fait l’objet de poursuites. Mais, notait déjà Tocquevill­e, «plus l’égalité progresse, plus les inégalités sont insupporta­bles…» au point que les hommes sont prêts à «compromett­re leurs intérêts les plus chers», parmi lesquels la liberté.

Les peurs sécuritair­es et identitair­es, les lois sur le renseignem­ent, la lutte contre le terrorisme et les frustratio­ns égalitaire­s nous ont désormais habitués à une suspicion généralisé­e.

Le soupçon a été consacré système de contrôle social.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland