Le Temps

Face aux migrants, des élus tétanisés

Alors que les députés français débattent de la nouvelle loi sur l’asile et l’immigratio­n, des milliers de clandestin­s s’agglutinen­t dans des conditions particuliè­rement pénibles dans le nord de Paris

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Le froid sibérien ne s’engouffre plus sous les tentes. Minuit passé. Le camp du Millénaire, près de la porte de la Villette, est au contraire écrasé de chaleur. Trois quarts d’heure de métro séparent les abords de ce canal de l’Assemblée nationale, où les députés français débattent depuis le 16 avril du projet de loi sur «l’asile et l’immigratio­n». Côté camp: des piles d’immondices, des femmes qui n’osent pas sortir seules la nuit de leurs abris et des milliers de jeunes hommes, soudanais, éthiopiens, érythréens, échoués là en sachant qu’à tout moment les forces de l’ordre peuvent débarquer pour les évacuer. Côté parlement: le vote, article par article, d’un nouveau texte plus répressif présenté par le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, difficile à accepter pour les députés les plus à gauche de La République en marche, le mouvement présidenti­el.

Samir est l’un des «maraudeurs» les plus connus du camp. Tous les soirs, cet Antillais barbu à la mine débonnaire gare sa voiture au pied de l’immeuble de bureaux voisin flambant neuf, occupé par la banque BNP Paribas. Il nous montre du doigt les caméras installées par la police pour «tout surveiller de loin sans s’aventurer ici». Les CRS, invisibles, scrutent les écrans depuis un étage transformé en QG. Samir traverse les rangées de tentes occupées par les chrétiens, majoritair­ement éthiopiens. Il désigne, de l’autre côté des eaux fétides et encombrées de détritus du canal de la Villette, les tentes des Soudanais musulmans, affairés à prier.

Un «dépotoir humain»

Vendredi, le chiffre est tombé. 538 000 demandes d’asile ont été acceptées en 2017 par l’Union européenne. 325 370 demandes ont abouti en Allemagne… contre 40 575 en France (sur 120 000 demandes) et 35 130 en Italie. Samir s’énerve de la tonalité sécuritair­e du débat à l’Assemblée. Il sourit devant la volonté du gouverneme­nt de ramener à six mois le délai d’examen des demandes d’asile. Que savent les élus de ce qui se passe ici? «Ils sont tous tétanisés par ces jeunes, poursuit Samir en désignant un groupe d’adolescent­s africains en train de jouer au foot devant le centre commercial du Millénaire, qui a donné son nom au camp. L’urgence, ce n’est pas la loi. C’est gérer ces jeunes, les intégrer, éviter que des gangs ne s’en emparent.» Le sociologue Smaïn Laacher a, lui, siégé à la Cour nationale du droit d’asile: «Plus on exigera d’un requérant précisions et documents, plus il fabriquera une réalité qui soit recevable», écritil dans Croire à l’incroyable (Ed. Gallimard).

Aux marches de Paris, le camp du Millénaire, à ciel ouvert, n’est pas un centre barricadé ou rejeté hors de la ville, comme l’ex«jungle» de Calais, démantelée en octobre 2017. L’image qui vient en tête, terrible, est celle d’un «dépotoir humain». Lorsque les migrants s’entassaien­t au pied du métro aérien, place Stalingrad, ou entre les stations Barbès et la Chapelle, la municipali­té avait fini par intervenir. De hauts grillages ont été disposés pour interdire l’accès aux terreplein­s sous la charpente métallique du métro. Un centre d’accueil humanitair­e de 400 personnes a été ouvert dans un exdépôt SNCF, porte de la Chapelle. Et après? Omar, 23 ans, dit être Tchadien. Il rigole lorsque l’on évoque la nouvelle loi: «De toute façon, lâchetil, je ne repartirai pas. Je ne peux qu’attendre.»

L’année 1 du quinquenna­t Macron est présentée comme celle des réformes. Mais elle est minée par le débat sur les migrants. Début avril, le prestigieu­x Collège de France a ouvert une chaire sur les migrations, confiée au démographe François Héran. Ce dernier a cherché, lors de sa leçon inaugurale, à dépassionn­er le débat, montrant l’ancienneté des mouvements de population, les gains nets pour la France. En vain. Le ghetto du Millénaire dit la paralysie de la société.

«On légifère pour clore le débat. Et nous, on fait quoi avec ces hommes, ces femmes et ces enfants?» UN VOLONTAIRE DU SECOURS CATHOLIQUE Migrant burkinabé dans un camp de tentes érigé sous un pont, près du canal Saint-Denis, porte de la Villette.

La dame aux sandwiches

A l’heure des repas, quelques organisati­ons caritative­s débarquent, avec eau et provisions. Une vieille dame, Suzanne, prépare à elle seule entre 50 et 100 sandwiches par jour. Les jeunes migrants s’installent dans le hall du centre commercial pour y recharger leur portable. L’église voisine a mis en place des douches. Aucun député ne s’est aventuré ici. Les passants marchent à côté du camp en détournant le regard. Une abjection pour JeanFranço­is Bayard, professeur au Graduate Institute à Genève: «Dans nos villes, nous détruisons de pauvres biens de pauvres hères, nous assoiffons, nous privons d’hygiène et de sommeil, nous condamnons au froid et à l’errance, nous enfermons […] dans un état d’abjection par acceptatio­n générale de l’inhumanité sur laquelle il repose», écritil dans une tribune publiée par Le Monde.

Emmanuel Macron semble avoir tranché. Le soutien apporté par la droite au projet de loi Collomb ne le fait pas ciller. «La France ne veut pas empoigner ce sujet. On légifère pour espérer clore un débat. Et nous, on fait quoi avec ces hommes, ces femmes et ces enfants?» s’énerve, devant l’unique point d’eau du camp, un volontaire du Secours catholique. L’issue du texte législatif ne fait aucun doute. Il sera adopté. L’une de ses dispositio­ns essentiell­es, qui rend possible l’expulsion du territoire dès le rejet de la demande d’asile, sera validée. La durée maximale de «rétention» (45 jours actuelleme­nt) sera doublée. Mais quid de la mise en oeuvre? «Qu’ils viennent ici, explique Samir, le «maraudeur» de la Villette. Une tragédie humaine ne peut pas être effacée par un texte de loi.»

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(CHRISTOPHE ARCHAMBAUL­T/AFP PHOTO)

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