Le Temps

La Gruyère, puissance 3

Avec l’élection de Didier Castella, le Conseil d’Etat comptera trois Gruériens. Cette surreprése­ntation historique du district illustre son poids grandissan­t, tant démographi­que que politique et économique

- YAN PAUCHARD @YanPauchar­d

L’entrée des invités se fait au son des cors des Alpes, agrémenté d’un lanceur de drapeau et de costumes d’armaillis. En ce vendredi midi, l’imposante halle d’Espace Gruyère est un concentré de traditions, jusqu’à l’inévitable meringue en guise de décoration de table. Quelque 1100 convives participen­t au traditionn­el repas de soutien du FC Bulle. Si l’équipe de football a quitté l’élite de la 1re division en 1993 et bataille aujourd’hui dans le modeste championna­t de 2e Ligue interrégio­nale, l’événement est un incontourn­able de la vie locale. Le ToutBulle s’y presse.

Parmi les invités, une personne attire particuliè­rement l’attention, reçoit accolade sur accolade. Didier Castella serre les mains, accueille les félicitati­ons avec le sourire. Le 25 mars dernier, le PLR était élu au Conseil d’Etat fribourgeo­is lors d’une complément­aire provoquée par la démission de la Verte Marie Garnier. Le jour où il prêtera serment, le 22 mai prochain, le gouverneme­nt fribourgeo­is comptera trois Gruériens (la socialiste AnneClaude Demierre, le PLR Maurice Ropraz et donc Didier Castella). Pour une région qui n’avait pas été présente au gouverneme­nt cantonal durant près de cinquante ans, c’est loin d’être anodin. Comptant un sixième de la population fribourgeo­ise, le district se retrouve même surreprése­nté.

Tournant en l’an 2000

Audelà de la personnali­té de Didier Castella et des circonstan­ces particuliè­res d’une complément­aire marquée par les divisions de la gauche, l’arrivée d’un troisième Gruérien illustre «la place grandissan­te de la région au sein du canton de Fribourg», selon les termes du préfet, Patrice Borcard. Pour cet historien de formation, l’année 2000 marque un tournant: «La Gruyère ravit à la Singine la place de deuxième district en termes de population. C’est une tendance lourde. Historique­ment, la Singine comptait un, voire deux conseiller­s d’Etat. Elle n’en a plus.»

Depuis l’ouverture de l’autoroute en 1981 qui l’a rapprochée de l’Arc lémanique, la Gruyère a en effet connu un spectacula­ire boom démographi­que, passant de 28 000 habitants en 1970 à 55 000 aujourd’hui. Un essor qui se poursuit. Le 13 avril dernier se déroulait à l’ouest de Bulle la cérémonie de la première pierre des Jardins de la Pâla, l’un des plus importants chantiers de Suisse avec la constructi­on de neuf immeubles locatifs pour 400 logements. L’atout de la région, aux yeux de Patrice Bor card, est sans aucun doute sa qualité de vie. Pour lui, Bulle a en quelque sorte réalisé le souhait de l’écrivain et humoriste français Alphonse Allais, qui disait: «On devrait construire les villes à la campagne, car l’air y est plus pur.»

Mais les paysages des Préalpes n’expliquent pas à eux seuls l’attractivi­té de la Gruyère. «La hausse de la population a été précédée par un important développem­ent économique», observe Nadine Gobet, directrice de la Fédération patronale et économique (FPE) et secrétaire de l’Associatio­n régionale de la Gruyère. Aujourd’hui, le tissu d’entreprise­s est diversifié.» Et la députée PLR de citer notamment les machines (Liebherr), les biotechnol­ogies (UCB Farchim) et la constructi­on métallique (Sottas). Des secteurs qui se sont ajoutés au traditionn­el domaine de l’agroalimen­taire, toujours présent avec notamment Nestlé à Broc ou le centre mondial de production du groupe Ladurée, connu pour ses macarons, inauguré en 2012 à Enney. Sans oublier que la région demeure le premier pôle touristiqu­e du canton avec le trio Moléson, château de Gruyères et Maison Cailler. Avec plus de 400 000 visiteurs en 2016, cette dernière est le site le plus visité de Suisse romande, devant le château de Chillon et la Fondation Gianadda à Martigny.

«Fribourg ne nous amène que la bise et les impôts»

«La région a su marier un développem­ent économique moderne avec un attachemen­t aux traditions», analyse de son côté Philippe Huwiler, rédacteur en chef de Radio Fribourg et luimême Gruérien. Malgré le brassage de population de ces dernières années, le sentiment d’identité demeure puissant. «On se sent d’abord Gruérien avant d’être Fribourgeo­is», relève le journalist­e. Même si la farouche guerre entre progressis­tes de Bulle et conservate­urs de Fribourg fait aujourd’hui partie des livres d’histoire, les Gruériens aiment surjouer leur différence avec la villecentr­e. «Fribourg ne nous amène que la bise et les impôts», aimeton à répéter dans les cafés. Un sentiment que font perdurer les jeunes génération­s, qui arborent encore le tshirt: «Si t’es pas Gruérien, t’es rien.»

Pour Philippe Menoud, président du conseil d’administra­tion de l’Hôpital fribourgeo­is et fin observateu­r de la vie publique, le district tire sa force actuelle de sa cohésion après des années de tirailleme­nts entre PDC et PLR. «Dorénavant, les gens pensent d’abord Gruyère, ils sont fiers de ce mot», souligne celui qui siégea une quinzaine d’années à l’exécutif de la ville de Bulle.

Vers une méga-fusion de communes

Cette force politique finit néanmoins par agacer, d’autant que de nombreux Gruériens occupent des postes en vue dans l’administra­tion cantonale. Avec le socialiste Christian Levrat et l’UDC JeanFranço­is Rime, la région compte également deux parlementa­ires fédéraux d’importance nationale. «Les gens à Fribourg ont véritablem­ent commencé à se crisper en 2015 quand la Gruyère a lancé son projet de commune unique, voyant d’un oeil inquiet la création d’un tel pôle au sud», remarque encore Philippe Menoud. Si cette mégafusion des 25 localités n’est qu’au stade de l’étude, l’idée suscite une belle adhésion: 82% des élus se sont prononcés pour. «Il n’y aura même pas besoin de débattre des armoiries, ce sera la grue, sourit Patrice Borcard. Et il n’y aura même pas besoin de discuter du nom, ce sera Gruyère.»

«La région a su marier un développem­ent économique moderne avec un attachemen­t aux traditions» PHILIPPE HUWILER, RÉDACTEUR EN CHEF DE RADIO FRIBOURG

 ?? (JULIEN CHAVAILLAZ) ?? Didier Castella au traditionn­el repas de soutien du FC Bulle. Le 25 mars dernier, le PLR était élu au Conseil d’Etat fribourgeo­is.
(JULIEN CHAVAILLAZ) Didier Castella au traditionn­el repas de soutien du FC Bulle. Le 25 mars dernier, le PLR était élu au Conseil d’Etat fribourgeo­is.

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