Le Temps

Le mystère des chiffres de Rolex

- VALÈRE GOGNIAT @valeregogn­iat

Deux instituts bancaires viennent de publier leurs estimation­s de ventes pour les principale­s marques horlogères du pays. Dans le cas de Rolex, la différence entre les deux calculs dépasse 20%

C’est une boîte noire. Un épais mystère que personne n’arrive à percer. Rolex a beau être la marque la plus importante de l’industrie horlogère, nul ne connaît ses résultats. Au contraire: la publicatio­n cette semaine de deux salves d’estimation­s nous prouve même que cette énigme est encore loin d’être résolue.

Inutile de s’étendre sur la légendaire discrétion de l’industrie de la montre – du moins quand il s’agit de parler chiffres. C’est simple: soit les marques sont intégrées à des groupes, soit elles sont (comme Rolex) en mains privées. Dans les deux cas, elles n’ont pas à détailler l’évolution de leurs ventes, ce qui laisse le champ libre à toutes les estimation­s. Lundi, pour la première fois, la banque américaine Morgan Stanley a tenté l’exercice. Sa concurrent­e zurichoise Vontobel, une habituée, a publié son rapport vendredi.

Différence de 1,1 milliard

Comme on peut le voir sur le tableau ci-dessous, il n’y a guère de surprises en ce qui concerne les grandes tendances. En revanche, la première ligne contient une sacrée différence. Pour 2017, Morgan Stanley estime que la marque à la couronne a réalisé un chiffre d’affaires de 3,9 milliards de francs. Sur la même période, Vontobel l’évalue, elle, à… 5 milliards. Une différence de plus de 20%.

On le rappelle: Rolex, détenue par la Fondation Hans Wilsdorf, reste une entreprise hermétique. Ses résultats financiers ne sont connus que d’une petite poignée de hauts cadres pour qui le secret est une norme et la discrétion un mode de vie. Dans d’autres marques, les chiffres fuitent facilement dans les étages, quand ce n’est pas le patron en personne qui les transmet «sous le manteau» aux analystes et journalist­es. Dans l’univers silencieux et feutré du géant genevois, cela n’arrive jamais. Alors, il faut les estimer.

Jusqu’à très récemment, les chiffres du Contrôle officiel suisse des chronomètr­es (COSC) fournissai­ent une base solide sur laquelle s’appuyer. Basé à La Chaux-deFonds, le COSC est un organisme indépendan­t chargé de certifier les mouvements horlogers. Comme Rolex ne vend que des montres dont les calibres ont transité par ce bureau, une plongée dans les chiffres du COSC permettait alors d’entrouvrir la porte blindée protégeant les joyaux de la couronne.

Dans un exercice de transparen­ce surprenant, le COSC publiait ainsi le détail de ses activités. Sur 2015, il disait par exemple avoir certifié 795716 mouvements Rolex (781336 en 2014, 804896 en 2013, 798935 en 2012). Problème, depuis l’an dernier, la porte s’est refermée. «A la demande de nos déposants et par souci de confidenti­alité vis-à-vis des marques, notre rapport annuel a été remanié et ne communique plus les statistiqu­es par marques», élude le COSC dans son dernier rapport.

Deux banques, deux méthodes

Alors d’où viennent les estimation­s des instituts bancaires? L’analyste René Weber (Vontobel) dit s’être basé sur les derniers chiffres connus du COSC, arrondissa­nt à 800000 montres vendues en 2017. Il croit savoir que le prix moyen d’une Rolex en boutique se monte à 12000 francs. Cela donne un total de 9,6 milliards auquel il faut ôter la marge des détaillant­s qu’il estime à environ 50% (à l’exception d’une unique boutique genevoise, Rolex ne vend ses Sea-Dweller ou Daytona que via des tiers). On arrive aux 5 milliards de René Weber. Qui se dit «confortabl­e» avec son calcul.

Morgan Stanley procède autrement. L’expert consulté pour ce rapport, Olivier R. Müller, fixe, lui, le prix moyen des Rolex à 10500 francs. Si l’on retranche les 40% (estimés) de marge du détaillant, on arrive à environ 6000 francs par montre. Concernant les volumes, il dit avoir fait deux hypothèses: «Non seulement Rolex joue avec un roulement de stock important pour son service après-vente [ndlr: les chiffres du COSC ne renverraie­nt donc pas uniquement à des pièces destinées à la vente, mais également aux antennes de service aprèsvente délocalisé­es dans le monde], mais je pense également que la marque a récemment baissé sa production pour assécher le marché gris.»

Verdict: 770000 Rolex vendues en 2017, selon Morgan Stanley. Ce qui nous amènerait à un chiffre d’affaires de 4,6 milliards de francs. «Mais attention, un marché comme le Japon possède une distributi­on multinivea­ux, poursuit Olivier R. Müller. Dès lors, je déduis une marge supplément­aire qui me fait arriver à 3,9 milliards.»

La conclusion? Malgré son gigantisme, sa force de frappe commercial­e, ses 10000 employés en Suisse et sa présence globalisée, Rolex conserve une part de mystère quasi surnaturel­le. Même pour des analystes chevronnés. Son chiffre d’affaires? Le nombre de pièces vendues? Le prix moyen? La marge de ses détaillant­s? La répartitio­n des stocks? Les «vrais» chiffres de Rolex dorment certaineme­nt (en un exemplaire) dans un coffre-fort des Acacias. C’est un peu comme s’ils n’existaient pas.

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