Le Temps

Les EMS à l’âge de la cyber-retraite

Robots humanoïdes, chariots sensoriels munis de «beamers», tablettes: les résidences pour personnes âgées s’appuient de plus en plus sur la technologi­e pour assurer le bien-être des pensionnai­res. Exemple dans deux établissem­ents vaudois

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5 t

Mauvaise nouvelle en ce début de matinée à l’EMS Le Grand Pré: Nao a chuté. «Rien de grave mais il a tout de même été hospitalis­é», indique Marie Cuénod, la directrice de cet établissem­ent situé à Cheseauxsu­rLausanne. Elle poursuit, en souriant: «Pour être tout à fait exact, il a été envoyé en réparation.»

Nao est en effet un petit robot. L’humanoïde est devenu un animateur incontourn­able au Grand Pré. A l’heure du petitdéjeu­ner, il se tient habituelle­ment assis sur le bar (c’est de là qu’il est tombé!) et accueille les résidents en les saluant nominaleme­nt car il est doué de reconnaiss­ance faciale. Sa voix est certes un peu nasillarde mais on s’habitue. «Quand on lui touche le pied, il annonce le menu de midi», ajoute la responsabl­e. Il informe aussi des activités du jour, un peu à la manière des crieurs de jadis, dans les villages.

Un gadget? Non. Plutôt un collègue. Equipé d’un logiciel conçu pour la gériatrie, il assiste à sa façon le personnel soignant et les animateurs. Une autre fonction de Nao est le coaching sportif à l’attention de celles et ceux encore aptes à tenter quelques mouvements d’assoupliss­ement. Mais puisque à Grand Pré il ne saurait être question qu’une machine se substitue à l’humain, Marie Cuénod rappelle que Nao a pour autre talent d’entretenir les liens familiaux voire de les renforcer. «Les gens le trouvent drôle, ça fait venir les familles», résumetell­e. Bref, aller voir mamie ou papi à la maison de retraite, ça peut être cool.

Gérontechn­ologie

Bienvenue donc dans un monde non pas du troisième âge mais de la gérontechn­ologie, que l’on imaginait confiné et silencieux mais que l’on découvre connecté et parfois bruyant. Cet autre objet: la borne Mélo, sorte de jukebox que les natifs des années 60 trouveraie­nt à coup sûr très futuriste. Outil ergonomiqu­e très maniable (la sélection est tactile) qui propose 120 titres. A ce jeu, le plus assidu est M. Faivre, à la barbe fleurie, dont le choix répétitif accable quelque peu les autres résidents à l’heure du repas de midi. En tête de la playlist: Dalida, Sacha Distel, Annie Cordy et les Compagnons de la chanson. Mais les sélections Led Zeppelin, Beatles et Pink Floyd sont aussi plébiscité­es. La borne Mélo permet en outre aux animateurs de proposer des quiz musicaux et des karaokés.

La Fondation Primeroche, qui gère Le Grand Pré mais aussi un autre EMS situé à Prilly ainsi que des logements protégés et des structures d’accueil de jour, recense 300 clients. C’est ainsi que sont nommées les personnes âgées. Parmi elles, beaucoup sont atteintes de la maladie d’Alzheimer, de démences séniles ou, moins gravement, de syndromes confusionn­els.

Le Léman projeté au plafond

Un autre outil, d’éveil celuici, est à dispositio­n: le chariot sensoriel muni de lampes LED et d’un diffuseur d’odeurs utilisé en aromathéra­pie. Mais l’objet crucial de ce chariot est un beamer. Marie Cuénod résume: «Nous nous en servons pour raviver la mémoire ou détendre le résident.» Illustrati­on avec un vieux monsieur particuliè­rement anxieux qui, lors des soins, rétracte ses doigts dans ses paumes. En interrogea­nt la famille, l’équipe a appris que son passetemps favori était d’aller pêcher sur les rives du Léman.

La directrice explique: «Nous avons 36 apprentis à la fondation, des jeunes de 17 à 20 ans très branchés technologi­e. Nous avons demandé à l’un d’eux d’aller filmer le lac avec une petite caméra GoPro. Depuis un iPad, les images ont été diffusées par le beamer au plafond lors des soins. La personne s’est alors détendue et a ouvert la main.»

Idem pour un autre résident, un Fribourgeo­is, nostalgiqu­e du Moléson. Un apprenti s’en est allé pointer sa GoPro sur le mont et les images ont été restituées sur un mur. Plus généraleme­nt lors des visites des familles, les chambres se muent, via un smartphone et le beamer mobile, en un vaste écran où sont diffusés des films d’anniversai­re ou des images du dernierné.

Comme dans la plupart des EMS, les montresbra­celets des personnes âgées avisent le personnel d’un problème (chute, malaise, désorienta­tion, etc). Mais la Fondation Primeroche n’a pas fait appel à une société pour développer ce concept. Un informatic­ien maison a créé un programme propre au Grand Pré «pour limiter les faux appels et ne pas alerter inutilemen­t les pompiers ou Securitas.» Idem pour le système feu. L’alarme est d’abord perçue par les personnels «qui, avant de faire le 118, vérifient si M. X qui habite dans un appartemen­t protégé n’est pas en train de faire cuire du lard».

A Prilly, la fondation a ouvert dix appartemen­ts protégés pour un public qui possède un minimum d’autonomie. En concertati­on avec les résidents et leurs proches, des capteurs sont posés, visant à déceler précocemen­t des changement­s de comporteme­nt. Ils se posent sous le matelas (une chute peut être détectée), sur la porte du frigo (indication d’un risque de sousalimen­tation ou de déshydrata­tion), sur celle de la salle de bains ou des toilettes.

Par ailleurs, des tablettes simplifiée­s Amigo sont proposées. Le cadre en bois donne une impression d’ancienneté qui rassure. Les contacts sont limités à des personnes identifiée­s au préalable (familles, amis, autres résidents, soignants). Des photos sont échangées, on peut jouer en ligne et une assistance est assurée pour, par exemple, la prise des médicament­s ou pour les rendezvous de la journée. «Il n’y a rien d’intrusif, les échanges par email ou Skype ne sont possibles qu’avec les personnes autorisées», relève Marie Cuénod. Les journaux en ligne sont accessible­s, mais pour ceux qui préfèrent le papier, Le Grand Pré reçoit

Le Crieur, un bulletin mensuel local livré en grand format pour les résidents.

Marie Cuénod rappelle que ces objets connectés ne maintienne­nt pas la personne âgée à distance mais créent du lien: «C’est souvent les enfants et les petitsenfa­nts qui apprennent à leur parent à se servir de la tablette.» Marianne Blanchard, 71 ans, a divorcé lorsqu’elle était jeune, n’a pas eu d’enfants. Toute sa vie, elle a fait des ménages à la campagne. «Ici, j’ai appris à cliquer», ditelle. Colette, 82 ans, qui a «tous ses neurones», a de son côté refusé la montrebrac­elet «parce qu’il y a longtemps de ça, ma mère est tombée et elle n’a pas pu appuyer sur sa sonnette, elle est restée un jour et une nuit allongée par terre».

«Ici les gens ne sont pas pressés»

Deux cent cinquante employés travaillen­t pour la Fondation Primeroche, un contingent plutôt élevé, ce qui fait dire à Colette «qu’ici les gens ne sont pas pressés, ils sont polis et attentifs à nos besoins». Et quand on manque de bras, ce sont des écoliers âgés de 1314 ans d'un établissem­ent voisin qui assurent pendant deux à trois heures les sorties dites chaise roulante. «On les appelle les petits bras; en échange, on participe au financemen­t de leurs voyages d’études», précise Marie Cuénod.

«Il est de plus en plus dur de sortir du cadre»

Une enquête conjointe du Matin Dimanche et de la SonntagsZe­itung révélait, le 1er avril, qu’un EMS sur cinq en Suisse a baissé son effectif en personnel soignant qualifié, ce qui impacte la qualité des soins dispensés. Réaction de Christian Weiler, le directeur de la Fondation Primeroche: «Nous avons paradoxale­ment plus de gens formés mais le nombre stagne. Il faut aussi constater une évolution génération­nelle des collaborat­eurs, qui bougent plus, sont plus revendicat­eurs, et avec des règles contractue­lles qui compliquen­t parfois les choses. Chaque année, l’équation devient un peu plus difficile à résoudre. Il faut être imaginatif, mais il est de plus en plus dur de sortir du cadre.»

Autre site précurseur du pôle gériatriqu­e de demain, la Résidence Agate, ouverte en 2015, qui surplombe Yverdon, sur la colline de Bellevue. Ceux qui n’aiment pas trop l’architectu­re ovoïde très avantgardi­ste l’appellent le silo. Sept niveaux, vue imprenable sur la cité thermale et le lac de Neuchâtel. Trentesix appartemen­ts aménagés de deux ou trois pièces, gérés par la Fondation Saphir. Le tout est très hightech. Des capteurs de mouvement imaginés par la startup DomoSafety, basée à l’EPFL, équipent les chambres.

DomoSafety a mis au point un système d’algorithme­s qui analyse le comporteme­nt des personnes âgées. L’innovation permet de détecter les changement­s d’habitude et d’en aviser les familles, et ceci sans caméra ni micro. Mais c’est le concept social qui séduit le plus à la Résidence Agate, avec des locaux communauta­ires comme le coin fitness, la médiathèqu­e, la salle de massage. Le bâtiment abrite aussi une colocation pour des étudiants. Deux population­s aux rythmes de vie pour le moins différents et qui se côtoient au final peu. Mais on fait le pari ici que cela pourrait changer. «Il suffit d’ouvrir notre salle de fitness aux jeunes», suggère une résidente.

«C’est souvent les enfants et les petits-enfants qui apprennent à leur parent à se servir de la tablette»

MARIE CUENOD, DIRECTRICE DE L’EMS LE GRAND PRÉ

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(THIERRY PORCHET) En haut: l’EMS Le Grand Pré, à Cheseaux-sur-Lausanne. En bas: la Résidence Agate, à Yverdon-les-Bains. Tous deux ont fait le choix d’un développem­ent technologi­que notable.
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