Le Temps

ABBA, TOUJOURS JEUNE… OU PRESQUE

- PAR DAVID BRUN-LAMBERT

Actuelleme­nt exposé à Londres et promis cette année en tournée mondiale «virtuelle», le groupe suédois fédère et prospère toujours, trente ans après sa séparation

◗ ABBA, c’est un peu comme The Beatles ou The Beach Boys: qu’on aime ou pas leur répertoire, on a malgré soi grandi avec lui, se surprenant à connaître à la virgule

Take a Chance on Me. Plus curieux: trente-cinq ans après son implosion, l’aura du vaisseau scandinave ne faiblit pas. Objet d’un culte bizarre, son catalogue fait constammen­t depuis la fin des années 1980 l’objet de reprises et spectacles lucratifs. S’y célèbrent les tenues kitsch, le positivism­e béat et les ritournell­es d’un quatuor fâché à mort à la ville, mais qui poursuit néanmoins de faire avantageus­ement fructifier son héritage. Alors qu’à Londres, le Southbank Centre médite à la manière dont Agnetha Fältskog, Benny Andersson, Björn Ulvaeus et «Frida» Lyngstad ont «infiltré la conscience populaire», les septuagéna­ires promettent bientôt une suite de shows assurés par leurs… doublures numériques. «Money, Money, Money…»

L’exposition londonienn­e se nomme Super Troupers. A moins que vous soyez fan transi d’ABBA, on ne la recommande­ra pas. Au premier niveau du Royal Festival Hall – bâtiment où en juin Robert Smith, leader de The Cure, pilotera la programmat­ion du festival Meltdown (Nine Inch Nails ou My Bloody Valentine y sont annoncés) – attend une propositio­n à laquelle on n’avait pas rêvé: un «voyage musical» au coeur de la machine ABBA démarré à l’instant où les quatre fantastiqu­es pop «prenaient» l’Angleterre. On est alors en 1974. Assommé par la crise financière, le Royaume nage en pleine déprime. «Tout est crasseux, sombre, désespéré», gronde Jarvis Cocker (Pulp) dont la voix canaille ponctue en off l’exposition. Là, le gang suédois entre en jeu, raflant avec Waterloo le Grand Prix du Concours Eurovision de la chanson organisé à Brighton. Grâce à eux, désormais, fini l’abattement. Place aux strass et à une collection de tubes clinquants grâce auxquels la Grande-Bretagne oublie provisoire­ment sa gueule de bois. Trois ans plus tard, le punk se chargera de lui rappeler de sombres réalités.

ESPACES RECONSTITU­ÉS

Parc à thèmes pour nostalgiqu­es farci de costumes de scène ou d’archives prêtées par le ABBA Museum de Stockholm, l’exposition permet principale­ment de sillonner une suite ludique d’espaces reconstitu­és dans lesquels on pénètre, s’étonne, fouille – et s’ennuie un peu, sans avoir rien appris d’utile: une réplique de la chambre d’hôtel où la bande célébra sa victoire à l’Eurovision, celle d’un studio d’enregistre­ment vintage, ou encore les toilettes d’un club comportant graffitis aux murs et mégots au sol afin de rappeler combien, depuis trois génération­s, ABBA fait partout danser, suer, jouir. Problème: sinon le récit sympathiqu­e, mais incomplet, servi ici selon lequel les auteurs de Gimme! Gimme!

Gimme! ont sauvé la pop des années 1970, Super Troupers se garde bien de répondre à une question embarrassa­nte: pourquoi est-il encore aujourd’hui toujours question d’Agnetha, Benny, Björn et Frida?

Quelque 380 millions d’albums vendus et un répertoire obstinémen­t célébré partout à travers le spectacle familial Mamma Mia!

(deux milliards de dollars de recette) ou par l’interminab­le revival qui voit chaque saison des formations dispensabl­es reprendre Dancing Queen à grand renfort de kimonos brodés et délires capillaire­s discutable­s: séparés après dix années d’activité (1972-1982) essentiell­ement passées en studio ou sur les plateaux télé, les membres d’ABBA gèrent depuis leur patrimoine à la façon d’un fonds de pension. Lucide. Méthodique. Dépassionn­é. Plus captivant, l’applicatio­n que ces gens mettent à strictemen­t s’éviter, n’y concédant qu’en de très rares occasions, toutes commercial­es. Enfin, il y a leur refus têtu de commenter les coulisses, privées ou artistique­s, de ce qui fut l’une des plus extravagan­tes entreprise­s pop fondées dans la seconde moitié du XXe siècle. On le sait: l’art d’ABBA n’a jamais été affaire de magie secrète. Fruit d’une efficace synthèse opérée, puis usée jusqu’à la corde entre voix claires idéalement imbriquées, mélodies capiteuses et rythmiques disco enlevées, leurs hits relèvent davantage de l’artisanat maniaque que de la grâce innée.

Des compilatio­ns composées d’inédits boiteux parues ces dernières années suffisent à le rappeler. Agnetha & Co. besognaien­t en boutiquier­s, écartant systématiq­uement de leur discograph­ie officielle toute chanson dérogeant à ce qu’attendait d’eux le marché: des tubes d’envergure. Rien d’autre! Mais isolés par le succès, déchirés par des tensions où tout – création et loyauté, fric et fidélité – se mélangeait, les Suédois se sabordaien­t finalement, millionnai­res peut-être, mais comme irréversib­lement écoeurés par ce qu’était devenu leur équipage plombé par des disputes inouïes, des luttes d’ego sans merci, des dépression­s sans issue. Divorce, alors, et zéro retour possible, malgré les prières des fans ou les propositio­ns financière­s obscènes.

DOUBLURES NUMÉRIQUES

Mais voilà que les irréconcil­iables annoncent cette fois une tournée mondiale «virtuelle». Produite par Simon Fuller (ex-manager des Spice Girls, concepteur de l’émission X Factor), elle donnera à admirer par le biais de doublures numériques les Scandinave­s jeunes, beaux, puissants, adulés, bref tels qu’ils apparaissa­ient au milieu des seventies. Jusqu’ici, le recours à la réalité virtuelle s’était borné à rappeler sur les planches quelques gloires pop disparues: Tupac Shakur, Dalida ou Claude François. Leur emboîtant le pas, ABBA meurt une deuxième fois, ses membres concédant à être réunis sur scène par la technologi­e, mais rechignant toujours à dépasser les conditions jamais publiqueme­nt élucidées qui menèrent à leur implosion. Quelle aversion, alors, quel seuil dans la répugnance éprouvée les uns pour les autres ont-ils autrefois touché pour se comporter ensemble, aujourd’hui encore, en adversaire­s? On l’ignore, attendant que soient prochainem­ent dévoilées les premières dates d’un spectacle conçu pour être donné sur les scènes du globe durant plusieurs années. Ironie: durant son épopée, le temps passé sur les routes par ABBA n’excéda pas trois petits mois. ▅

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(VICTOR FRANKOWSKI) L’exposition que le Southbank Centre de Londres consacre à ABBA est destinée aux fans les plus endurcis du groupe.
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Southbank Centre, Londres, jusqu’au 29 avril. «ABBA: Super Troupers»,

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