Le Temps

A MILAN, LA SUISSE SOUS TOUTES SES FORMES

- PAR EMMANUEL GRANDJEAN t @ManuGrandj

A l’occasion du Salon internatio­nal du meuble, les écoles d’art et de design de Lausanne et de Genève se présentent avec des projets très différents. Technologi­que pour la première, plus existentie­l pour la seconde

Des palais baroques transformé­s en show-rooms, des objets absolument partout et un monde fou: jusqu’à dimanche, Milan vit comme chaque année sa semaine du design avec frénésie. La Suisse aussi. Au Salon internatio­nal du meuble, en 2018, elle a décidé de marquer le coup. Swiss Design District installé dans la zone de Tortona, Pro Helvetia qui participe au grand raout pour la première fois, exposition de l’architecte Philippe Rahm au Centre culturel suisse: notre pays ouvre large l’éventail de sa créativité.

Sans oublier les écoles romandes installées dans le quartier de Brera, là où se trouvent la plupart des grandes marques italiennes de mobilier, et qui se présentent au public avec des propositio­ns très différente­s. Plus orientées produit pour l’ECAL, plus centrées sur l’école et ses étudiants du côté de la HEAD-Genève.

BOULANGERI­E DE PRODUITS

La première remet l’impression 3D domestique dans l’air du temps. Alors oui, l’industrie lourde connaît bien le principe. Grâce à elle, elle peut désormais construire des objets aussi imposants qu’un avion ou une maison, fabriquer en un temps record des prototypes (notamment dans l’horlogerie), des pièces détachées voire carrément des pizzas.

Du côté de l’usage personnel, en revanche, la chose cherche encore sa voie. Il y a cinq ans, on imaginait déjà les ménages s’imprimant une chaise trente minutes après avoir téléchargé son plan sur internet. Mais il y a encore loin de la fiction à la réalité.

Au Spazio Orso 16, l’Ecole cantonale d’art de Lausanne fait le pari inverse. L’exposition s’intitule ECAL Digital Market. Elle consiste en une batterie d’imprimante­s 3D de la marque Formlabs de Boston qui bossent non-stop pour produire une quarantain­e de petits objets dessinés par des étudiants de deuxième année du master en design produit de l’école, mais aussi par leurs profs, les assistants de ces derniers et des designers de renommée internatio­nale. «L’exposition cherche à démystifie­r les fantasmes qui entourent ces machines, explique Alexis Georgacopo­ulos, directeur de l’ECAL. Ici, elles produisent en série des objets qui ne sont pas très compliqués.»

Il y a là un porte-crayon, un peigne, des boutons de manchette, des boucles d’oreilles ou encore un soliflore. Mais aussi des objets purement décoratifs comme la lune du designer Jorg Boner, dont on peut se servir comme presse-papier. «On voulait aussi travailler avec des imprimante­s, certes profession­nelles, mais qui se trouvent dans le commerce. Les progrès en la matière permettent aujourd’hui d’obtenir des matériaux aux propriétés variées, disponible­s en plusieurs coloris.»

Mais à l’ECAL, on applique la recette d’Henry Ford pour qui une Ford T pouvait être de n’importe quelle couleur, pour autant qu’elle soit noire. «Pour avoir une cohérence visuelle dans l’exposition, explique Camille Blin, designer et responsabl­e du master en design produit. «Et puis c’est encore le noir qui permet le rendu final le plus soigné», continue Alexis Georgacopo­ulos, designer lui aussi, qui apporte ici sa contributi­on sous la forme d’un bougeoir. Tandis que Camille Blin a dessiné un petit plateau de présentati­on. «Pour maximiser la production, les machines impriment les objets par six», précise le directeur. Cela dit, même en sixpack il faut quand même deux jours pour sortir le porte-crayon de Ronan et Erwan Bouroullec. «De la salle de production aux vitrines d’exposition et jusqu’à la caisse, la chaîne de production est totalement transparen­te, énumère Camille Blin, qui compare ce Digital Market «à une boulangeri­e de produits».

Car l’originalit­é du projet tient aussi dans le fait que tout ici se vend, en direct, entre 12 et 30 euros. Mais aussi sous forme de fichier numérique, directemen­t disponible sur un site web dédié au prix unique de 9 euros. La petite usine portable de Lausanne fait déjà son chemin. «Les Japonais sont très intéressés, poursuit Alexis Georgacopo­ulos. L’idée serait de profiter de cette fabrique nomade pour travailler avec les gens où elle s’installe.»

PAROLES SANS FILTRE

Quelques rues plus loin, changement d’ambiance. La Haute Ecole d’art et de design de Genève a construit un labyrinthe plongé dans le noir dans un endroit qui, d’ordinaire, sert de galerie d’art. Dans l’exposition In My Head, 11 installati­ons réalisées par les étudiants en bachelor en architectu­re d’intérieur expriment ce qu’ils pensent de leur établissem­ent et de son enseigneme­nt. «On assume le risque de leur laisser la parole, sans filtre et sans censure, insiste Jean-Pierre Greff, directeur de la HEAD-Genève. La Central Saint Martins School de Londres avait présenté un projet similaire à Milan il y a quelques années. Je m’étais alors dit qu’une école qui osait ça devait avoir sacrément confiance en elle.»

La HEAD, qui fêtait l’année dernière ses 10 ans, a aussi sans doute l’âge de tenter ce genre de bilan. «Inconsciem­ment peut-être. Mais pour nous, il s’agissait aussi d’inciter nos élèves à s’emparer de la question de l’exposition pour qu’ils nous donnent leur vision de ce qu’est une école de design.» «Bouillonna­nte, stimulante, foisonnant­e: un moulin à créativité», a écrit un étudiant dans une boîte lumineuse. «La chocolater­ie de Willy Wonka», envisage un second. Tandis qu’un autre résume ainsi l’affaire: «Prison 2 Luxe»… «C’est une critique qu’il faut entendre, reprend JeanPierre Greff. Nous avons de l’ambition et la volonté de donner le maximum à nos étudiants. Mais peut-être qu’à trop vouloir bien faire, cela peut aussi susciter un sentiment d’oppression.»

BANC ZEN

Témoignage­s en vidéo, vitrines dans lesquelles le visiteur peut s’enfiler dans les méandres de la création, installati­on interactiv­e où il se retrouve comme avalé par un blob en froufrou, banc zen où l’esprit se relaxe en observant un cône de lumière, tous les moyens sont bons pour immerger le spectateur dans la tête d’un étudiant en art et design. On y perçoit l’enthousias­me et la motivation, mais aussi les doutes et le stress. «La scénograph­ie doit pouvoir déclencher de l’émotion, observe Simon Husslein, professeur à la HEAD et initiateur du projet. Et si vous y arrivez, les visiteurs se souviendro­nt de ce qu’ils ont vu.» Lui est Zurichois, designer mais surtout spécialist­e en mise en scène. «Je travaille principale­ment avec des marques. Mais avec une école, la méthode est la même: essayer d’utiliser l’empathie pour exprimer son ressenti et le transmettr­e.» Et pourquoi pas avec une pointe d’ironie. Dans une simulation d’ascenseur, des étudiants se sont filmés dans une chorégraph­ie à l’arrache. La bande-son passe en boucle la fin du discours de JeanPierre Greff, qui clôturait l’année académique l’été dernier par ces mots: «Je vous aime.»

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(YVAN ALVAREZ) Etre étudiant à la HEAD, c’est aussi parfois nager dans le bonheur, selon Sophie Berardo.

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