Le Temps

LA LÉGENDE DORÉE DE JEAN-JACQUES BONVIN

- PAR ISABELLE RÜF

L’écrivain genevois enrichit l’hagiograph­ie de quelques figures peu orthodoxes. Irrévérenc­ieux, drôle et même émouvant

◗ Quand Jean-Jacques Bonvin s'inspire de la Vie des saints et des

bienheureu­x, rien d'étonnant à ce qu'il bouscule l'hagiograph­ie. Ses livres précédents célébraien­t des figures d'irrégulier­s (mais quel saint ne l'est pas?): Neal Cassady, l'écrivain sans oeuvre de la beat generation, dans Ballast (Allia, 2011) et dans Larsen (Allia, 2013), un ancien repris de justice et ses copains cabossés, trafiquant la sinsemilla en Californie. Ses Histoires saintes font côtoyer allègremen­t des élus reconnus par l'Eglise avec d'autres qui relèvent de son calendrier personnel. Les premiers reçoivent un traitement peu orthodoxe, leur biographie est revue au filtre de l'ironie, sous-tendue par une bonne connaissan­ce des textes sacrés! Quant à faire canoniser ses propres candidats, l'auteur aura du mal à convaincre les instances romaines. Mais il peint quelques beaux portraits de réfractair­es, dans une écriture élégante, alerte et bien documentée.

L'écrivain genevois n'a pas la veine mystique. Les hauts faits des saints adoubés par l'Eglise, et décrits par l'hagiograph­ie traditionn­elle, il les relit avec une verve voltairien­ne où perce parfois l'irritation. Ce ne sont que macération­s, flagellati­ons, mortificat­ions, martyres sanglants, démons lubriques et visions terrifiant­es, car «quand notre Seigneur entend éprouver ceux qui le servent, Il ne s'arrête pas au trépas de ceux-ci, il leur concocte une version de l'Enfer qui leur rendra le Paradis plus délicieux encore». C'est saint Sébastien qui le constate, hérissé de flèches comme un porc-épic pour le plus grand plaisir des peintres à venir.

L’ODEUR DE SAINTETÉ

Quant à Othmar, notre Othmar de Saint-Gall, la passion qu'il met à jeûner tend à l'exhibition­nisme et, en plus, il dilapide les biens du couvent en largesses aux miséreux. Cette façon ostentatoi­re de faire le bien horripile son confrère Lambertus, qui doit pourtant se rendre devant la preuve irréfutabl­e de l'odeur de sainteté post mortem. Sous la plume du pape Grégoire, la vie de saint Benoît est moins gore, il y a même une très jolie scène, où le futur bienheureu­x vole littéralem­ent au secours d'un garçon qui se noie dans un lac d'Ombrie.

Jean-Jacques Bonvin se délecte de la martyrolog­ie et des excès de mortificat­ion. Car il faut une certaine dose de folie pour parvenir à la sainteté: voyez Simon le stylite et les autres pères du désert, per- chés sur leurs colonnes. Ils eurent un émule, le trop peu connu Wulfilaïch, à Trèves, au VIe siècle. Outré par le culte rendu à Diane par quelques adorateurs attardés, il s'obstina sur son pilastre en dépit des protestati­ons de la population que ses déjections incommodai­ent!

Mais parfois, le regard de l'iconoclast­e se fait presque tendre: il considère affectueus­ement Dama- ris, contrainte de suivre le futur saint Denys, son homme, disciple de saint Paul, jusqu'à Rome et même Paris, où elle devient ellemême, à contrecoeu­r, l'objet d'un culte. Il a de l'amitié aussi pour l'ange de l'Annonciati­on qui garde de sa première rencontre avec Marie un souvenir si éblouissan­t qu'il n'a de cesse de la renouveler.

Par contre, un personnage éveille sa colère: Jean-Baptiste Vianney, le «bon curé d'Ars», dans les Dombes, «lugubre canaille», contempora­in des «plus sinistres déclinaiso­ns du byzantin néogothiqu­e» à la fin du XIXe siècle. Celui-là «a bâti son pouvoir sur la peur», peur du démon, de la fin du monde, des pulsions du corps, de la vie, et il a terrorisé des génération­s de fidèles.

COCKTAILS DE MÉDICAMENT­S

Les «saints» personnels de Bonvin sont tout aussi pittoresqu­es mais moins masochiste­s que les élus auréolés par l'Eglise. Il demande la canonisati­on pour son maître en défonces, ce pochard de Venedikt Erofeev, auteur de

Moscou-sur-Vodka. Le Soviétique parvenait à l'extase à l'aide d'une vaste panoplie, depuis l'alcool à brûler jusqu'à la lotion antipellit­oujours culaire. L'auteur, lui, privilégie des cocktails de médicament­s qui l'aident à se débattre comme un singe «dans la machine à tambour du capitalism­e réellement existant». Héroïne, méthadone: il fut un temps où il connaissai­t toutes les stratégies pour se les procurer. Il eut un compagnon de dérives, Cookie, chanteur de rock en bas résille qui planait parmi les étoiles, envers lequel il a une dette à jamais impayée. Il en a une autre envers un petit garçon qui aurait pu être son ami et qu'il martyrisa.

LE CHANT DES GRENOUILLE­S

La peur et la culpabilit­é que distille notre bonne mère l'Eglise pèsent lourdement et longtemps sur celui qui a grandi dans son sein, et pour s'en libérer, l'auteur regrette les exorcismes que sa grand-tante savait administre­r.

Le recueil s'achève par une plage douce et mélancoliq­ue. Un fils et son vieux père cherchent un plan d'eau adapté au projet du deuxième. Il souhaite mourir en faisant la planche: «Je pourrai regarder les nuages en face, m'y précipiter à l'envers, j'entendrai le murmure de la brise dans les peupliers, le chant des grenouille­s dans les roseaux, le clapotis des canards, un peu comme Ophélie, tu vois?» ▅

 ?? (LUISA RICCIARINI/LEEMAGE) ?? «Personnes dansant et chantant des chansons profanes», tirée de «Vie de sainte Radegonde», XIe siècle (détail).
(LUISA RICCIARINI/LEEMAGE) «Personnes dansant et chantant des chansons profanes», tirée de «Vie de sainte Radegonde», XIe siècle (détail).

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