Le Temps

LE TRANSHUMAN­ISME EN CHAIR ET EN OS

- PAR MARK HUNYADI

Le journalist­e Mark O’Connell sonde la fascinatio­n des mortels pour l’éternité radieuse promise par les nouvelles technologi­es. Son reportage auprès d’apprentis sorciers motivés vaut mille analyses sur le sujet

«S’il te plaît, Google, résous le problème de la mort»: c’est munis de cette pancarte que des convertis au transhuman­isme ont manifesté devant le siège de Google, peu après que cette entreprise eut investi, en 2014, des centaines de millions de dollars dans le groupe Calico, spécialisé dans les biotechnol­ogies. Ce fut la première action de rue transhuman­iste sur sol américain. Le slogan des manifestan­ts résumait bien le coeur de leur doctrine: nous délivrer de la mort par le moyen des nouvelles technologi­es, raison pour laquelle la Silicon Valley est le berceau naturel de ce nouveau credo.

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Beaucoup de choses ont été dites, et depuis de nombreuses années, sur ce techno-utopisme adossé au capitalism­e du vivant. Nous en avons, ici même, souvent rendu compte. Mais le livre de Mark O’Connell qui paraît aujourd’hui en traduction aux Editions L’échappée, Aventures chez les transhuman­istes (l’original a paru en 2016), se distingue résolument du lot. Mark O’Connell est un ancien professeur de littératur­e anglaise irlandais reconverti dans le journalism­e.

Esprit curieux, il est manifestem­ent armé, aussi, d’un solide bon sens. Et il a voulu aller voir.

Aller rencontrer ces prophètes et défenseurs de la «suspension cryonique» (la congélatio­n des cadavres, en attente de leur résurrecti­on lorsque la science le permettra), de «l’émulation complète du cerveau» (la promesse de télécharge­ment de l’esprit) ou de «l’extension radicale de la durée de vie» (l’immortalit­é). Le résultat de ce voyage en transhuman­ie est ébouriffan­t. Aventures chez les transhuman­istes retrace donc les rencontres et séjours dont cet enquêteur du futur a été le témoin pendant quelque dix-huit mois. On y retrouve, prenant leur petit-déjeuner ou faisant visiter leur laboratoir­e, en chair et en os, donc, ceux dont les noms jalonnent la littératur­e transhuman­iste depuis une quinzaine d’années. Une galerie de portraits où se croisent le philo- sophe Nick Bostrom (thuriférai­re récemment déçu, d’ailleurs), les neuroscien­tifiques Randal Koene ou Miguel Nicoledis, dont on apprend au passage qu’il trouve aberrant le Human Brain Project dont le siège est à Lausanne.

On y rencontre aussi une bande de joyeux lurons qui expériment­ent le futur de l’humanité à coups de puces, de capteurs et de boîtiers implantés sous la peau. Il ne manque au tableau que Ray Kurzweil, l’ingénieur en chef de Google et pape du transhuman­isme. C’est dommage.

Mais deux portraits retiennent particuliè­rement l’attention, où le pittoresqu­e le dispute au pathétique. D’abord, celui de Max More (un pseudonyme qui est identiquem­ent un programme; sa femme s’appelle Vita-More, plus de vie), connu de tous les transhuman­istes pour avoir rédigé en 1999 une Lettre à Mère

Nature qui est devenue un véritable manifeste du mouvement. Ce philosophe­deformatio­nestaujour­d’hui reconverti dans une entreprise de cryonie (congélatio­n) qui conserve les cadavres pour 200 000 dollars et les «céphalons» (entendez: les têtes découpées du corps) pour 80000 dollars. «Et voilà aujourd’hui où cet homme brillant en était: il passait ses journées dans un petit bureau de la banlieue de Phoenix, à l’intérieur d’un bâtiment situé dans la zone industriel­le, encerclé par la mort. Il y cultivait l’espoir, aucun doute là-dessus, mais sa fonction n’avait rien de glorieux. C’était un gestionnai­re de corps, un conservate­ur de dépouilles: le nécrocrate en chef.» Désormais, le problème de ce théoricien du transhuman­isme est d’élargir la base de sa clientèle. Sa femme partage son rêve: troquer son enveloppe actuelle «pour une multitude de corps physiques et virtuels».

CERCUEIL GÉANT

Changement de décor avec l’inénarrabl­e István Zoltán, candidat à la dernière élection présidenti­elle américaine ayant traversé les Etats-Unis d’ouest en est à bord de son «bus de l’immortalit­é», un vaste camping-car customisé en cercueil géant. Il ne voulait pas se faire élire, mais faire avancer sa cause, pour que le gouverneme­nt américain dépense plus d’argent au profit de la recherche pour l’extension de la durée de la vie. Mark O’Connell parle avec une certaine tendresse de ce fils de réfugiés hongrois ayant tout fait pour entrer dans le club des très riches, avant de se vouer à la résolution du problème de la mort.

Au fil des pages, O’Connell suggère que ce nouvel espoir relève d’un instinct fondamenta­lement religieux. La thèse mérite en effet discussion. Mais on l’a compris, ce livre n’est pas un livre théorique; c’est plutôt un reportage en immersion. Il nous en apprend pourtant beaucoup plus que nombre d’essais philosophi­ques sur la question.

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