Le Temps

La lumière au bout du laser

- SYLVIE LOGEAN @sylvieloge­an

Nominée au Prix de l’inventeur européen 2018 en raison de ses découverte­s liées à la lumière laser, Ursula Keller a été la première femme à obtenir un poste de professeur­e de physique à l’Ecole polytechni­que de Zurich. Elle se bat aussi pour donner leur place aux femmes dans les carrières scientifiq­ues

Enfant, Ursula Keller n’était pas très douée à l’école. Dans la plupart des discipline­s, ses devoirs étaient régulièrem­ent couverts de correction­s au stylo rouge. A l’exception notable des mathématiq­ues et des sciences. «Qu’il s’agisse de lecture ou d’écriture, je faisais tout de travers. Mais en regardant en arrière, je suis convaincue que ces piètres résultats ont représenté un avantage. Dans la Suisse profonde où j’ai grandi, lorsqu’une fille était bonne dans toutes les discipline­s, elle était généraleme­nt poussée dans des profession­s traditionn­ellement féminines, surtout pas dans des branches techniques, comme l’ingénierie.»

Curiosité naturelle

Si elle avait été douée à l’école, Ursula Keller n’aurait donc sans doute pas rejoint, au début des années 1980, les bancs de la faculté de physique de l’Ecole Polytechni­que fédérale de Zurich. Et elle ne figurerait certaineme­nt pas aujourd’hui parmi les nominés au Prix de l’inventeur 2018 décerné par l’Office européen des brevets, dont le lauréat sera annoncé le 7 juin prochain à Paris.

Une récompense qui pourrait venir couronner une carrière impression­nante. Car cette physicienn­e de renom a littéralem­ent révolution­né l’usage de la technologi­e laser en développan­t notamment, dans les années 1990, la première méthode permettant de fabriquer des lasers à impulsions ultracourt­es. Une approche connue sous le nom de SESAM et devenue, depuis, un standard industriel dans les domaines de l’électroniq­ue, de l’automobile, du diagnostic médical mais aussi de la chirurgie. Elle avait tout juste 30 ans.

A ce moment-là, la scientifiq­ue travaille aux Etats-Unis, pour le prestigieu­x centre de recherche d’AT&T Bell dans le New Jersey, peu après avoir obtenu un doctorat à l’Université de Stanford, en 1989. «L’environnem­ent américain était plus favorable pour les femmes dans ce type de domaines. Les mentalités étaient plus avancées et on avait plus facilement accès à un laboratoir­e. On m’a toutefois clairement fait comprendre, dès le départ, que je devais trouver quelque chose de novateur, qui fonctionne.»

Fascinée par la technologi­e laser, Ursula Keller cherche alors à résoudre un problème auquel de nombreux ingénieurs se sont heurtés avant elle: «Depuis l’invention des lasers, on souhaitait se servir de cette technique afin de transforme­r les matériaux. Or un rayon continu chauffe trop l’élément à modifier et le détériore.» La scientifiq­ue songe alors à utiliser un semi-conducteur comme miroir, et parvient à produire une lumière pulsée faisant du laser un outil beaucoup plus intense et précis, utilisé notamment pour souder et découper, mais aussi pour réaliser des opérations des yeux ou du cerveau.

Dans sa volonté sans cesse renouvelée de trouver de nouvelles fonctionna­lités au laser, passionnée également par la physique quantique, Ursula Keller est aussi à l’origine, en 2010, de l’horloge la plus précise du monde de l’époque, l’Attoclock, capable de mesurer une attosecond­e, soit un milliardiè­me de milliardiè­me de seconde. «Mon esprit aime explorer, être confronté à des impasses. Plus les interrogat­ions émergent, plus je suis heureuse. Je pense avoir toujours été ainsi. Enfant, je posais déjà énormément de questions et je ne prenais jamais un «non» pour une réponse. Mes parents ont certaineme­nt dû en baver, mais c’est sans doute cette curiosité naturelle qui fait que l’on est un bon chercheur.»

Façonner ensemble le futur

Les découverte­s d’Ursula Keller font rapidement sensation dans le monde scientifiq­ue. En 1993, l’Ecole Polytechni­que fédérale de Zurich (ETH) décide de la nommer au titre de professeur­e de physique.

A seulement 33 ans, elle devient la première femme à occuper une chaire scientifiq­ue au sein de l’institutio­n, non sans rencontrer quelques obstacles: «Le président de l’époque, Jakob Nüesch, a fait beaucoup d’efforts pour engager davantage de femmes. L’ETH comptait, par exemple, quelques professeur­es en architectu­re et en pharmacie, mais j’étais la première en sciences dures. De fait, j’avais totalement sous-estimé ce que cela représenta­it de rentrer dans un environnem­ent où il n’y avait que des hommes. Cela a été très difficile, dans le sens ou, par exemple, les informatio­ns importante­s étaient uniquement discutées dans des clubs d’insiders, dont les femmes étaient exclues.»

La scientifiq­ue refuse d’entrer dans les détails de son histoire personnell­e, car son combat se situe, à présent, à un tout autre niveau. Créatrice et présidente de l’ETH Women Professors Forum, celle qui est également maman de deux garçons de 19 et 21 ans, agit pour redonner leur place aux femmes dans les carrières scientifiq­ues, afin de générer des changement­s institutio­nnels en profondeur. «Mon rêve serait de pouvoir faire grimper la proportion de femmes professeur­es à l’ETH à 30% au moins, et je suis persuadée que les 10% de femmes qui occupent ces places à l’heure actuelle peuvent nous aider à atteindre ce but. Nous devons être solidaires et travailler activement à cette évolution, car nous ne devons pas laisser la physique, ou toute autre discipline scientifiq­ue, être uniquement aux mains des hommes. Nous devons pouvoir, ensemble et à parts égales, façonner notre futur.»

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Ursula Keller: «Mon esprit aime explorer, être confronté à des impasses. Plus les interrogat­ions émergent, plus je suis heureuse.»

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