Valentine Gourinat, rencontre avec une penseuse des prothèses
A 32 ans, Valentine Gourinat s’intéresse aux prothèses à l’heure des biotechnologies et à l’intégration des personnes handicapées dans la société. Zoom sur le parcours d’une jeune chercheuse qui décoiffe, à l’occasion de notre semaine spéciale femmes et sciences
Le sujet de ses recherches a de quoi faire fantasmer. Titulaire de trois masters – en philosophie, en sociologie et en éthique –, Valentine Gourinat termine sa thèse entre Lausanne et Strasbourg sur les prothèses à l’heure des biotechnologies. On pense aux films de science-fiction, aux jeux vidéo, à l’homme modifié, équipé de toutes sortes d’outils intégrés. En quelques recherches sur internet avant de la rencontrer, à voir défiler les photos de Valentine – en conférence, sur son CV, tantôt rousse, tantôt blonde platine, quand elle n’a pas les cheveux violets –, l’impression se confirme: il va être question d’ultra-modernité. Pas du tout finalement, et c’est tout l’intérêt.
«A 20 ans, je m’intéressais au cyborg, et je suis devenue presque une militante anti-cyborg aujourd’hui», commente d’une voix douce et posée la chercheuse de 32 ans qui a encore changé de tête et qui s’apprête à publier l’ouvrage Corps meurtris, beaux, subversifs (PUN), qu’elle a codirigé. Au départ étaient les lettres. Parce qu’elle venait d’une famille de médecins mais qu’elle n’était pas douée en mathématiques, se dit aujourd’hui la jeune femme. Une famille déjà tournée vers les nouvelles technologies. «Mon père s’intéressait aux questions de l’intelligence artificielle et j’ai baigné dans le rapport corps-machine toute mon enfance», se souvient-elle en se remémorant avec plaisir les discussions sur la conscience des machines – «Quand on débranche l’ordinateur le soir, est-ce qu’on l’euthanasie?» –, les fusées fabriquées le dimanche et les observations des étoiles avec sa soeur.
Modifications corporelles
Puis elle découvre la philosophie en classe préparatoire littéraire, chemin qu’elle suit à la faculté. A l’époque, elle écrit dans un journal étudiant sur la figure du cyborg et les modifications corporelles. Tandis qu’elle poursuit celles qu’elle a commencées sur son propre corps. Même si les tatouages coûtent cher. Alors la jeune Strasbourgeoise y va progressivement.
Mais un drame dans sa famille la pousse à se réorienter. Elle est «à la recherche de quelque chose de plus appliqué». Un cours sur la phénoménologie du corps dans lequel il est question du cerveau des grands primates et de la plasticité neuronale l’influence particulièrement. « J’y retrouvais ce qui m’intéressait à titre personnel et j’ai eu envie de creuser pour savoir comment le corps est capable d’intégrer l’environnement matériel dans son fonctionnement neuronal. Parce que nous sommes des animaux capables d’étendre notre corps à des outils et à des techniques.»
En 2010, l’étudiante effectue un stage de trois mois dans un centre de réadaptation de Strasbourg «pour observer les processus d’intégration des prothèses dans le corps et l’identité». Et, là, elle est bouleversée. «Une révélation.» Première surprise: les patients ne sont pas des jeunes accidentés de la route comme elle s’y attendait mais des personnes âgées, parfois diabé-
tiques, qu’il a fallu amputer. Difficile pour ces malades d’effectuer un apprentissage totalement nouveau, celui du maniement de la prothèse, explique Valentine Gourinat, qui rappelle que seuls la moitié des amputés du bras sont appareillés de prothèses fonctionnelles, les autres préfèrent une prothèse purement esthétique.
Prothèse peu maniable
Car l’appareil n’est pas sensible, il fait transpirer, il est peu maniable et les dispositifs de commande ne sont pas au point. Enfin, il est «monotâche», il ne peut effectuer qu’une activité. Le coureur handicapé Oscar Pistorius, par exemple, avec ses lames de course, doit sautiller quand il est à l’arrêt. Impossible de garder l’immobilité. Bref, «beaucoup se débrouillent mieux avec leur moignon», remarque Valentine Gourinat.
«Découvrir le handicap a changé ma façon de comprendre les choses», constate-t-elle, encore presque surprise. «Ce qui compte, ce n’est pas le cyborg. C’est l’intégration des personnes handicapées dans la société. Et c’est un vrai enjeu de santé publique, avec le vieillissement de la population.» Aujourd’hui, Valentine combat «le fantasme de l’augmentation de l’homme», l’idée que des appareils et des implants permettraient à celui-ci d’être plus performant. «C’est hors sujet pour les personnes amputées avec l esquelles je travaille. Nous sommes déjà tellement loin de revenir à un niveau correct de validité…»
La jeune femme a trouvé son cheval de bataille. Qu’elle entend bien garder, pourquoi pas à plein temps en Suisse, où elle retrouve sa «manière de voir l’éthique», ouverte. Elle a ainsi pu s’inscrire à la Faculté de biologie et de médecine, ce qui n’aurait pas été possible en France.
Pour le moment, la chercheuse fait les allers-retours entre Lausanne et Strasbourg et ne sait pas encore ce qu’elle fera de ses discrets piercings quand elle sera recrutée. Ses tatouages resteront. En ce moment, elle se fait graver sur une jambe la conquête spatiale russe. Son père et son oncle avaient suivi une formation d’aptitude au vol spatial à Baïkonour. Et «Valentine» était le prénom de la première femme à conquérir l’espace.
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