Le Temps

L’éducation anglaise de la P-26

Le Conseil fédéral vient de publier le rapport du juge Pierre Cornu sur la P-26. Cette unité secrète de la guerre froide a été largement formée par les services britanniqu­es. Au risque d’égratigner la neutralité helvétique

- SYLVAIN BESSON, BORIS BUSSLINGER @SylvainBes­son, @BorisBussl­inger

La Suisse a découvert l’existence de la P-26 – cette armée secrète chargée de mener la résistance intérieure en cas d’invasion du pays – en 1990. Un an plus tard, le juge Pierre Cornu rédigeait un rapport sur cette initiative marquée du sceau de la guerre froide. Une version expurgée en a été publiée le 25 avril dernier. On apprend à sa lecture la très forte implicatio­n des services secrets britanniqu­es dans la formation des membres de l’organisati­on.

La scène évoque un temps révolu, paranoïaqu­e, marqué par les préparatif­s d’une guerre qui aurait pu dévaster l’humanité.

Dans les années 1960 à 1980, des militaires, policiers et fonctionna­ires suisses munis de faux papiers se sont retrouvés dans des bases secrètes de la banlieue de Londres. Vêtus de vieux uniformes britanniqu­es, sans grade ni autres indication­s, ils sont partis s’entraîner dans la campagne, marchant de nuit, sautant d’hélicoptèr­es, grimpant dans des sous-marins, s’entraînant aux transmissi­ons, au combat rapproché et aux «comporteme­nts conspirati­fs». Certains ont dû se tenir au bord de falaises vertigineu­ses, pour éprouver leur courage.

Ces exercices, classifiés depuis des décennies, sont au coeur du rapport Cornu, publié mercredi par le Conseil fédéral. Ce document, datant de 1991, a été rédigé par le juge neuchâtelo­is Pierre Cornu pour faire la lumière sur la P-26, une unité militaire secrète de quelque 400 membres dont la Suisse avait découvert avec effarement l’existence un an plus tôt. « J'y ai travaillé plus de 1000 heures», souligne son rédacteur. Si certains passages demeurent caviardés dans la version rendue publique, explique-t-il, «ce n'est pas pour cacher une informatio­n décisive. C'est avant tout parce qu'il ne revient pas à la Suisse de donner des renseignem­ents concrets sur le fonctionne­ment interne de certains services secrets étrangers.» Dont ceux de sa Majesté.

Le rapport montre en effet l’influence déterminan­te exercée par les Britanniqu­es sur la P-26 depuis 1967 au moins.

A l’époque, cela fait déjà dix ans que la Suisse construit son armée secrète. L’idée est simple: si l’en- nemi, selon toute probabilit­é l’Union soviétique, s’empare du pays, un réseau de résistance sera déjà là, caché, prêt à engager la lutte clandestin­e contre l’envahisseu­r. Tous les pays d’Europe occidental­e possèdent des structures similaires.

Le maître espion de Berne

La Suisse neutre ne fait pas partie du réseau de ces organisati­ons dites «stay behind». Mais sa P-26 (pour «Projet 26», en référence aux 26 cantons) a besoin de tuteurs étrangers pour entraîner les arts de la guerre clandestin­e: communicat­ions secrètes, renseignem­ent, propagande, sabotage…

Pour cela, les Britanniqu­es sont des partenaire­s tout trouvés. Ils ont fourni à l’armée suisse de nombreux matériels (avions Hunter, Venom et Vampire, tanks Centurion, missiles Bloodhound et Rapier). Ils ont une longue tradition démocratiq­ue. Et la Seconde Guerre mondiale leur a donné l’expérience intime du combat de résistance en Europe. Ils trouvent également leur propre intérêt à travailler avec les Suisses: «Les prestation­s n'étaient pas facturées», explique Pierre Cornu. «Mais grâce à elles, les Britanniqu­es ont pu amasser beaucoup d'informatio­n sur notre pays. Il était également bon pour eux de savoir qu'en cas d'occupation, l'agresseur ne serait pas tranquille en Suisse.»

Dès 1967, les hommes de P-26 rendent une première visite à leurs mentors à Londres. Les contacts sont pilotés par l e «résident» britanniqu­e à Berne, c’est-à-dire le responsabl­e des services de renseignem­ent de Sa Majesté, basé dans l’ambassade de son pays. Mais les Suisses ne sauront jamais vraiment à qui ils ont affaire: hormis quelques pseudonyme­s, leurs instructeu­rs britanniqu­es ne leur diront jamais leurs noms.

«Cravat», «Mont d’Or», «Susanne», «Matterhorn»...

Dès 1970, contacts et visites s’intensifie­nt, sous l ’appellatio­n «Edelweiss», nom que porte la P-26 dans ses relations avec les Britan- niques. A plusieurs reprises, les Suisses sont entraînés à l’«infiltrati­on en territoire ennemi et comporteme­nt sur place», un exercice appelé Targum par les Britanniqu­es.

Au menu, selon le rapport Cornu: utilisatio­n de «boîtes aux lettres mortes» afin de communique­r en secret, sabotage fictif de raffinerie, faux «contrôles de police sur la route ou dans les chambres d’hôtel, avec perquisiti­on, fouille, passage au poste de police, interrogat­oire de police, voire incarcérat­ion durant quelques heures».

Détail intrigant, les groupes de la P-26 comprennen­t systématiq­uement, lors de ces stages anglais, des femmes. «C’est ainsi que l’amie du chef de l’instructio­n du Service spécial [nom de la P-26 avant 1979, ndlr], sans expérience dans le domaine considéré, a participé à l’exercice en 1979 [et] qu’une secrétaire de l’organisati­on P-26 en a fait de même en 1982».

Jusqu’à la fin des années 1980, les exercices conjoints s’enchaînent: «Cravat», «Mont d’Or», «Susanne», «Matterhorn»… Les instructeu­rs anglais, jusqu’à une douzaine, viennent dans les Alpes, en Valais ou à Gstaad, base de la P-26, pour inspecter de futurs sites de largage de matériel.

L’exil de la P-26 en Grande-Bret agne est préparé dans s es moindres détails. Des insignes «Switzerlan­d» sont même déposés dans le coffre-fort de l’attaché militaire suisse à Londres, pour équiper l’embryon d’une future armée suisse de l’étranger!

Problème politique

On mesure mal aujourd’hui la charge sulfureuse que pouvait revêtir cette collaborat­ion. Inviter les Britanniqu­es à inspecter des sites dans les Alpes, cela voulait déjà dire se préparer à faire la guerre à leur côté. Or durant la guerre froide, la Suisse neutre doit maintenir la fiction d’une équidistan­ce entre le camp occidental et le bloc de l’Est.

Des relations aussi étroites avec la Grande-Bretagne posaient donc un problème politique, que le rapport Cornu souligne: «La nature et l’intensité de la collaborat­ion avec la Grande-Bretagne dépassaien­t largement le cadre de ce qui se f ait usuellemen­t dans l e domaine militaire.» Mais les auto- rités politiques, en particulie­r le Conseil fédéral, n’étaient pas au courant.

Seuls des membres i solés, comme le Vaudois Georges-André Chevallaz, savaient «qu’il y eut, en Angleterre, de brefs stages d’instructio­n sur l’organisati­on de la résistance et les techniques de combat». Mais l’ampleur de la rela-

«Les prestation­s n’étaient pas facturées, mais les Britanniqu­es ont pu amasser beaucoup d’informatio­ns sur notre pays» Les Suisses ne sauront jamais vraiment à qui ils ont affaire

tion leur échappait. «Il aurait fallu renseigner en tout cas les chefs du DMF [Départemen­t militaire], au moins dans les grandes lignes, conclut le rapport Cornu, de manière à permettre une appréciati­on politique de la question.»

Ce genre d'opération appartient toutefois certaineme­nt à une époque révolue? «Je n'y mettrais pas ma main au feu. On fait toujours des choses secrètes en Suisse», répond Pierre Cornu.

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PIERRE CORNU JUGE NEUCHÂTELO­IS, AUTEUR DU RAPPORT

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