Le Temps

A Genève, le joaillier De Grisogono sabre dans ses effectifs

La marque supprime 28 postes à son siège genevois, évoquant une «surcapacit­é de production» et un contexte difficile pour la haute joaillerie. Le groupe est parvenu à s’assurer le soutien de son principal actionnair­e, le congolo-danois Sindika Dokolo

- ADRIÀ BUDRY CARBÓ @AdriaBudry COLLABORAT­ION: SYLVAIN BESSON

De Grisogono supprime finalement 28 emplois à son siège genevois, soit près du tiers de ses effectifs en Suisse. La marque de luxe l'a communiqué ce jeudi aprèsmidi aux employés de son siège de Plan-les-Ouates, a appris Le Temps.

La procédure de consultati­on, achevée lundi, aura permis de limiter un peu le nombre de licencieme­nts (28 au lieu de 31 initialeme­nt prévus). Un plan social volontaire a été mis en place afin d'«aider financière­ment ceux qui ont perdu leur emploi à assurer la transition», explique Anthony John Morrison Leitao, directeur opérationn­el du groupe.

Excès de capacités

Du côté de la Fédération des entreprise­s romandes, on évoquait en début de semaine des «discussion­s constructi­ves» ayant permis d'«atténuer les conséquenc­es» de la restructur­ation, selon Olivia Guyot Unger, directrice de son service juridique. Avant les licencieme­nts, De Grisogono comptait 105 postes en Suisse et 160 dans le monde.

L'ambiance est lourde dans le quartier général du joaillier-horloger. Depuis son bureau, en zone industriel­le de Plan-les-Ouates, Anthony John Morrison Leitao est fataliste. «Nous avons posé toutes les options sur la table. Mais la croissance n'a pas répondu à nos attentes et nous avons aujourd'hui trop de capacités de production.»

Recul du bling-bling

L'aile joaillière de la marque subirait indirectem­ent, selon le directeur, le poids des sanctions américaine­s en Russie et l es purges anti-corruption en Arabie saoudite, deux marchés historique­s de la marque fondée en 1993 par Fawaz Gruosi.

Fin 2015, De Grisogono avait déjà évoqué «la crise en Russie, un contexte économique global très éprouvant et la force du franc suisse» pour justifier le licencieme­nt de 19 collaborat­eurs dans son secteur horloger. Externalis­ées en grande partie, ni l'horlogerie ni la joaillerie fine (pièces de 10 000 à 200 000 francs) ne sont aujourd'hui en cause. « Nous sommes parvenus à développer ce segment et avons obtenu de bons retours sur nos collection­s à Baselworld», explique Anthony John Morrison Leitao.

Mais la clientèle de la haute joaillerie, composée d'une centaine d'individus, aurait, elle, perdu son appétit pour les bijoux les plus chers de la marque. Pourtant, De Grisogono avait fait forte impression dans ce milieu très fermé en acquérant coup sur coup, en 2016, deux diamants d'exception: «The Constellat­ion», pour 63 millions de dollars, et «4 de Fevereiro», pour 16 millions, revendu l'automne dernier à Genève pour quelque 33 millions de dollars. Ces acquisitio­ns étaient le prélude annoncé d'une grande expansion dans les parures très haut de gamme.

Anthony John Morrison Leitao ne voit pas, dans les difficulté­s actuelles, le reflet d'un mauvais positionne­ment stratégiqu­e. Mais il admet que ces acquisitio­ns spectacula­ires n'ont pas ramené suff i s amment de nouveaux clients. «Les temps ne sont plus aux grandes démonstrat­ions de richesse», selon l'Anglo-Portugais, qui a rejoint De Grisogono en 2013, dans le sillage d'un groupe d'investisse­urs angolais.

Ces derniers avaient alors investi 100 millions de francs pour acquérir 75% des parts de la société privée genevoise, déjà en difficulté. Parmi eux, l'homme d'affaires congolo-danois Sindika Dokolo et la Société publique angolaise de commercial­isation des diamants (Sodiam), via le fonds Victoria Holding Limited.

Derrière cette société de droit maltais, on retrouve la femme la plus riche d'Afrique, Isabel dos Santos. Celle que l'on surnomme

«la princesse» n'est autre que la fille de l'ancien président angolais José Eduardo dos Santos. Et la femme de Sindika Dokolo.

L'investisse­ment s'inscrivait dans un vieux rêve angolais: contrôler l'ensemble de la chaîne de production de ses diamants, de l'extraction à la commercial­isation. Pour De Grisogono, c'était la promesse d'avoir un accès à de magnifique­s pierres précieuses, en contournan­t un maximum d'intermédia­ires.

« C'était une i dée de génie, concède un concurrent de l a marque genevoise. De la mine à la boutique: aucun joaillier n'a ça. Mais la source s'est tarie. Ils vont désormais devoir se procurer l eurs pierres comme tout l e monde.»

L’Angola se retire

José Eduardo dos Santos n'est en effet plus président de l'Angola depuis septembre. Et les nuages n'ont cessé de s'a monceler au- dessus de sa « princesse » . Isabel dos Santos a été éjectée de l a direction de l a compagnie pétrolière d'Etat Sonangol et une enquête a été ouverte sur sa gestion. Son frère José Filomeno, qui était à la tête du fonds souverain, est, lui, inculpé pour «fraude, détourneme­nt de fonds, trafic d'influence , blanchimen­t d'argent et associatio­n criminelle».

En décembre, la compagnie diamantair­e d'Etat Sodiam a annoncé son retrait de Victoria Holding Limited au vu des «résultats négatifs systématiq­uement présentés par le groupe». La compagnie cherche à revendre sa «participat­ion minoritair­e» dans De Grisogono, mais n'a pas encore trouvé de repreneur.

Anthony John Morrison Leitao se dit confiant. Il a obtenu l'appui des actionnair­es, dont Sindika Dokolo: «Il nous a apporté beaucoup de soutien et reste à bord.» C'est aussi lui, à travers sa société Nemesis, basée à Dubaï, qui procure à De Grisogono une partie de ses pierres précieuses.

«Les temps ne sont plus aux grandes démonstrat­ions de richesse» ANTHONY JOHN MORRISON LEITAO, DIRECTEUR DE DE GRISOGONO

Train de vie plus modeste

Le directeur renvoie d'ailleurs à Nemesis pour les questions relatives à l'approvisio­nnement. Il ne voit aucun l ien avec l es déboires de la famille Dos Santos et la marque genevoise. «Ce sont des affaires personnell­es. Nous dirigeons une entreprise privée. Ce n'est pas comme ça que les choses fonctionne­nt.» Et de rassurer sur la capacité du groupe à continuer à vendre des pierres d'exception.

Le train de vie de la marque, réputée pour ses fêtes somptueuse­s riches en starlettes rémunérées, va devoir se réduire. Cette année, De Grisogono ne donnera plus de grande soirée à l'Eden Roc du Cap d'Antibes. Cet événement majeur, en marge du Festival de Cannes, sera remplacé par un dîner pour VIP plus intime.

 ?? (PAUL DAVEY/BARCROFT MEDIA VIA GETTY IMAGES) ?? Le diamant «4 de Fevereiro», devenu «Art of De Grisogono» après sa taille, présenté à Londres en octobre 2017. Acheté 16 millions de dollars, il a été revendu l’automne dernier à Genève pour 33 millions.
(PAUL DAVEY/BARCROFT MEDIA VIA GETTY IMAGES) Le diamant «4 de Fevereiro», devenu «Art of De Grisogono» après sa taille, présenté à Londres en octobre 2017. Acheté 16 millions de dollars, il a été revendu l’automne dernier à Genève pour 33 millions.

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