Le Temps

Johanne Gurfinkiel, une vie à combattre l’antisémiti­sme

«Avec la résurgence du populisme en Europe, l’extrême droite est plus décomplexé­e, elle se veut presque présentabl­e» Une partie de sa famille a péri à Auschwitz. Le remuant responsabl­e de la Cicad a fait de son engagement contre l’antisémiti­sme un métier

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Il sort d’un repas pris dans un grand hôtel genevois, quai du Mont-Blanc. «Invité», précise-t-il. Bien vêtu, élégant, le cheveu long mais discipliné, barbu puisque c’est la mode… On croirait croiser l’un de ces golden boys du quartier des banques, affairés mais ostensible­ment cool. Lui ose cette touche désinvolte: des boutons de manchette multicolor­es. A deux teintes près, on avait droit à un arc-en-ciel.

Johanne Gurfinkiel paraît un gentilhomm­e de ce siècle mais il est ancré dans le précédent. Parce que les leçons d’hier n’ont pas été retenues et qu’il faut sans cesse entretenir le devoir de mémoire. «C’est ma mission prophétiqu­e», dit-il. Il est le secrétaire général de la Coordinati­on intercommu­nautaire contre l’antisémiti­sme et la diffamatio­n (Cicad), présidée par Alain Bruno Lévy. Lorsqu’il a pris ses fonctions en 2003, il était à peu près seul, soutenu à mi-temps par une personne qui assurait le secrétaria­t. Il est aujourd’hui à la tête d’une dizaine de collaborat­eurs.

Ouvrir la Cicad et propager hors les murs le souvenir de l’Holocauste étaient ses objectifs. Mission réussie. Johanne s’en va régulièrem­ent dans les écoles pour parler de la Shoah, répondre aux questions, expliquer et dénoncer le négationni­sme, le conspirati­onnisme et autres théories du complot. L’accompagne­nt des rescapées des camps nazis, comme Noë l l a R o u g e t e t Pau l e t t e Angel-Rosenberg, témoins de ce que fut au quotidien la chasse aux Juifs. Il a emmené fin 2016 à Auschwitz-Birkenau 180 élèves et enseignant­s des si x cantons r o man d s . C ’ é t a i t s o n 2 5 e voyage là-bas – le premier, il l’a fait à 18 ans.

Une grande partie de sa famille a péri dans ce camp d’exterminat­ion, ses grands-parents notamment. «Ma mère a conservé des lettres de son père quand il était interné à Drancy, dans la région parisienne, avant qu’il ne soit déporté puis gazé.» Ses aïeuls ont suivi la première vague d’immigrat i on d’avant- guerre, Juifs de Pologne, de Biélorussi­e, de Roumanie. Enfants, ses parents ont échappé aux rafles. Johanne est né à Maisons-Alfort. Père antiquaire sur les marchés, mère couturière. «Une enfance à faire l’imbécile entre les étals», sourit-il. Il décroche plus tard une licence en communicat­ion et marketing. Le groupe Bolloré le recrute pour sa branche énergie en 1992 puis très vite vise haut pour lui. Il refuse, s’en va du jour au lendemain.

Il a en tête cet engagement qui le poursuit, le hante, dont il veut faire son métier. «Mes parents étaient à peine militants, peu religieux mais ils avaient une conscience identitair­e.» Il en a hérité. Il visite à Jérusalem l e mémorial Yad Vashem à la mémoire des victimes juives de la Shoah et lit parmi les noms celui de l’un de ses grandspère­s. Il lui faut un mentor, un guide. Ce sera l’avocat lyonnais Alain Jakubowicz, qui lui demande de prendre la direction du CRIF (Conseil représenta­tif des institutio­ns juives de France) pour la région Rhône-Alpes. Puis il rejoint la Cicad.

Vingt-cinq mille Juifs en Suisse, on est loin du demi-million en France. Mais le degré de vigilance est le même. Deux cent cinquante personnali­tés viennent de signer en France «un manifeste contre le nouvel antisémiti­sme» et ciblent un islam radical qui serait coupable d’épuration ethnique dans certains quartiers. En Suisse, le Genevois Hani Ramadan et le Biennois Nicolas Blancho sont dans le viseur de la Cicad, mais l’extrême droite reste la première menace pour la communauté juive. «Avec la résurgence du populisme en Europe, cette extrême droite est plus décomplexé­e, elle se veut presque présentabl­e», prévient Johanne. Il cite Résistance Helvétique et Kalvingrad Patriote. Ainsi que des figures de la fachosphèr­e, comme le Suisse Alain Soral, «et Dieudonné, qui a fait de l’antisémiti­sme son fonds de commerce».

Présent avec un stand dès lors que celui-ci est annoncé en Suisse, Johanne Gurfinkiel avoue en être presque venu aux mains avec l’activiste. «Lors de ses spectacles, nous tentons d’avoir quelqu’un dans la salle pour enregistre­r des propos négationni­stes ou des injures racistes.» Johanne pointe aussi certains antispécis­tes qui banalisent la Shoah. «Ils comparent les batteries d’élevage à des camps de concentrat­ion et le transport de porcs à celui des Juifs déportés, ces propos sont abjects», déplore-t-il.

L e s r é s e au x s o c i au x « qui i nduisent et permettent une expression non filtrée de l’émotionnel et de l’irrationne­l» sont aussi une source de préoccupat­ion. Certains médias également, qui laissent encore passer des commentair­es problémati­ques. «Les posts, pages ou groupes antisémite­s doivent être systématiq­uement supprimés et les médias doivent rester vigilants sur le contenu des publicatio­ns sur leurs s i t es et sur l es bl ogs qu’i l s hébergent», rappelle Johanne.

Présente depuis 2013 au Salon du livre de Genève sur un espace de 300 m2, la Cicad a fait de ce rendez- vous une tribune. Tables rondes autour des fake news, de la fabrique des préjugés racistes, de la sécurité des minorités en Suisse face au péril terroriste, de l’école face à la radicalisa­tion. Les débats sont le plus souvent sereins mais beaucoup de courriers arrivent par la suite à la Cicad, menaçants parfois. Johanne Gurfinkiel est accompagné, si besoin, d’un garde du corps. «Ça fait partie du job», dit-il.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland