Le Temps

L’Arménie au bord d’une révolution inédite

Après deux semaines de contestati­on populaire à Erevan, le charismati­que opposant Nikol Pachinian tente de faire plier le puissant Parti républicai­n au pouvoir

- STÉPHANE SIOHAN, EREVAN @stefsiohan

C’est l’histoire d’un marcheur, qui a fait un long chemin. Un journalist­e entré en politique, qui, il y a dix ans, s’était trompé d’une révolution, en guidant les dépités de l’Arménie post-soviétique vers les balles meurtrière­s de l’armée. Retour en 2018. En ce joli printemps, Nikol Pachinian est devenu le héros incontesté d’un mouvement historique. Il a pris la tête des milliers de manifestan­ts qui tentent, pacifiquem­ent, de déboulonne­r l’insubmersi­ble Parti républicai­n d’Arménie.

Début avril, le débonnaire et omnipotent président Serge Sarkissian tente une manoeuvre, en s’auto-transféran­t au poste de premier ministre, pour prolonger son séjour doré au pouvoir. Il n’y restera que deux semaines, réussissan­t l’exploit de réveiller une société civile bourgeonna­nte, alliée à l’opposition parlementa­ire menée par Nikol Pachinian, qui mobilise les foules et pousse Sarkissian à la démission lundi, après onze jours de manifestat­ions.

Scènes de liesse

Le soir même, au moins 100000 personnes descendent comme un seul homme sur l’esplanade de pierre rose volcanique qui constitue la place de la République. Erevan, d’ordinaire assoupie, entre en fusion, danse la sarabande. Les gamins sont de sortie. Des inconnus s’embrassent. Les Arméniens, peuple marqué au fer rouge par le génocide de 1915 et trente années de guerres, un séisme et une transition post-soviétique ratée, s’oublient dans un cri de joie sorti de nulle part.

Lina Smbatyan, 23 ans, productric­e audiovisue­lle, n’en revient toujours pas. «C’est absolument dingue, nous n’avons jamais connu ça de notre vie, témoigne-t-elle entre deux manifestat­ions quotidienn­es. Cela faisait des années que l’on attendait ce moment, des années que notre société était en train de mûrir, et soudain, la semaine dernière nous avons compris que c’était nous, le peuple, qui avions le pouvoir.»

Mercredi, après une journée dédiée à la commémorat­ion du génocide de 1915, le leader de la contestati­on harangue la foule. La veille, le premier ministre intérimair­e, Karen Karapetian, un ancien cadre du géant russe Gazprom et i ssu du sérail, a décidé de rompre les négociatio­ns politiques entamées avec l’opposition. Casquette militaire enfoncée sur la tête, en treillis et chaussures de marche, Nikol Pachinian lance la foule dans une course à travers les rues d’Erevan.

«Ni Sarkissian, ni Karapetian!» hurlent de manière stridente des jeunes filles hissées sur des capots de Lada. Sur les visages se lisent les stigmates de la paupérisat­ion de la population, frappée par un chômage de 35% chez les 17-35 ans. «On est tellement moins déve- loppé que la Géorgie et l’Azerbaïdja­n, confie Armen, un trentenair­e au chômage. On n’a connu que le clan Sarkissian, on veut désormais tester quelque chose d’autre.»

«Un sacré bonhomme»

Le cortège improvisé s’aventure dans le faubourg pauvre et industrieu­x d’Erebumi, au pied des montagnes qui ceinturent Erevan. La stratégie est claire: rallier les banlieues pauvres au mouvement et tenter l’épreuve de force contre le pouvoir. «Unité», scande la foule, appelant les gens à descendre de c hez eux. Aux f enêtres des immeubles soviétique­s en pierre volcanique, des jeunes mères de f amille en robe de chambre scandent lenom de Niko l Pachinian.

« C’est un sacré bonhomme, Nikol, faire tomber Serge, en une semaine, il fallait le faire», mesure Max, un journalist­e d’Erevan. Il y a dix ans, le 1er mars 2008, un embryon de contestati­on avait secoué la présidence naissante de Sarkissian. «A l’époque, les bâtons et les cocktails Molotov étaient de sortie. Nikol était une personnali­té montante, il criait à la foule de s’avancer alors que les gens tombaient déjà sous les balles.» La répression fera dix morts. Officielle­ment.

Dix ans plus tard, le 1er mars dernier, date anniversai­re de la fusillade, Pachinian et ses amis boivent dans un bar d’Erevan et entrevoien­t déjà les manoeuvres de Sarkissian. Ils décident de saboter son troisième sacre. Début avril, Nikol Pachinian rejoint Gyumri, l a seconde ville du pays, à la frontière turque. Il enfile un treillis, des chaussures de marche et une casquette militaire. A pied, il parcourt en deux semaines 250 kilomètres vers la capitale, avec une vingtaine d’alliés.

Depuis, il a gardé les vêtements de sa marche vers le pouvoir. «Un excellent coup de communicat­ion, sourit Babken DerGrigori­an, politologu­e. Pachinian a fait l’impossible, il a accumulé un capital politique incroyable. Il a déposé le roi et dispose d’une légitimité dont le pouvoir sortant n’a jamais bénéficié. Je ne l’appellerai­s pas un populiste, mais il est populaire et arrive à créer des ponts entre les différente­s couches de la population.»

«Soudain, la semaine dernière, nous avons compris que c’était nous, le peuple, qui avions le pouvoir» LINA SMBATYAN, 23 ANS

La Russie en retrait

Pour Babken DerGrigori­an, Pachinian a réalisé un coup de maître: il a clairement extirpé toute question géopolitiq­ue de la contestati­on populaire arménienne, en refusant d’adopter une posture anti-russe, alors que Moscou dispose d’une base militaire dans ce pays coincé entre la Turquie et l’Azerbaïdja­n. «Les orientatio­ns de politique étrangère de l’Arménie ne changeront pas si Pachinian est amené au pouvoir», estime Babken DerGrigori­an.

Le Kremlin s’est montré jusqu’ici très discret, mais des émissaires russes ont atterri mercredi soir à Erevan, ils auraient rencontré en secret les représenta­nts de l’opposition. Pas de quoi impression­ner Aren Malakyan, 27 ans, jeune cameraman qui s’est engagé corps et âme dans le mouvement, dont les fers de lance sont les étudiants. «J’ai confiance en Pachinian, dit-il, mais on se demande pourquoi tout va si vite.»

En 2008, lors de la dernière contestati­on, Aren avait 17 ans, mais son frère était soldat. «Son unité a été envoyée dans le centre pour tirer sur la foule», glisse-t-il. «Mais cette fois-ci j’y crois, c’est la révolution de notre génération, celle qui est née après l’indépendan­ce, qui n’a pas connu l’URSS, l e tremblemen­t de terre, l a guerre… Cette révolution, c’est aussi notre revanche contre la génération de nos parents et la grande peur qui les a paralysés pendant des décennies.» ▅

 ?? (GLEB GARANICH/REUTERS) ?? Les partisans du leader de l’opposition Nikol Pachinian manifesten­t quotidienn­ement dans les rues d’Erevan pour réclamer des réformes.
(GLEB GARANICH/REUTERS) Les partisans du leader de l’opposition Nikol Pachinian manifesten­t quotidienn­ement dans les rues d’Erevan pour réclamer des réformes.

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