Le Temps

Filmer un licencieme­nt abusif?

- GABRIEL AUBERT AVOCAT AU BARREAU DE GENÈVE, PROFESSEUR HONORAIRE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Une entreprise décide de licencier une employée qui, à ses yeux, ne travaille pas de façon satisfaisa­nte. Le supérieur de l’intéressée, un de ses «ex», toujours sensible à ses charmes, la convoque. La salariée, s’attendant à une attitude répréhensi­ble de son interlocut­eur, filme clandestin­ement l’entretien, au cours duquel le supérieur lui explique que le licencieme­nt est décidé, mais qu’il est prêt à y renoncer si elle veut bien coucher avec lui trois ou quatre fois par an, moyennant rémunérati­on.

La salariée ayant montré la vidéo au service du personnel, le supérieur est licencié. Il dépose plainte pénale contre la salariée pour atteinte à la vie privée et réclame des dommages-intérêts.

Le Ministère public de Fribourg classe la plainte: la salariée plaidait à juste titre l’état de nécessité, car elle avait pris les mesures nécessaire­s pour prouver une atteinte à ses droits. Le Tribunal fédéral annule cette décision; il ordonne le renvoi de l’intéressée en jugement, pour des motifs inattendus.

D’abord, selon le Tribunal fédéral, la salariée ne pouvait pas s’attendre à des propositio­ns répréhensi­bles: dès lors, elle ne saurait invoquer l’état de nécessité. Toutefois, ce qui est décisif, c’est que l’atteinte s’est effectivem­ent produite. Dès lors que les craintes de la victime se sont réalisées, on ne saurait prétendre qu’elles étaient injustifié­es.

Aux yeux du Tribunal fédéral, il n’y aurait pas de rapport entre la propositio­n déshonnête et le licencieme­nt.

En réalité, le supérieur a notifié un licencieme­nt soumis à une condition dont la réalisatio­n dépendait de la destinatai­re. Ce cas de figure est connu. Il signifie qu’en cas d’acceptatio­n de la condition, le licencieme­nt ne produit pas d’effet. En l’occurrence, le supérieur a maintenu le licencieme­nt parce que la sala- riée ne remplissai­t pas la condition. Il y a donc un lien de causalité entre le refus de la salariée et le licencieme­nt.

La condition était-elle licite? Le Tribunal fédéral déclare abruptemen­t qu’en droit suisse le licencieme­nt «n’a pas besoin de motif» et que, par conséquent, le congé ne serait pas abusif. Ce faisant, il perd de vue l’art. 336 CO, qui réprime le congé abusif depuis trente ans. Or, il saute aux yeux qu’est abusif un licencieme­nt notifié à une femme parce qu’elle refuse de se prostituer à son supérieur.

Enfin, selon le Tribunal fédéral, supposé qu’elle eût des droits à défendre, la femme aurait de toute façon pu en prouver la violation par d’autres moyens que l’enregistre­ment clandestin. Les juges ne citent aucun de ces autres moyens. En fait, si le supérieur lui a proposé de se prostituer, c’est parce qu’il comptait que la femme serait dans l’incapacité de prouver la propositio­n. Situation classique: la parole de l’une contre celle de l’autre. Ici, quoi qu’en dise le Tribunal fédéral, l’enregistre­ment était un moyen de défense nécessaire. ▅

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