Le Temps

«Il faut convaincre les hommes que le féminisme les libérera»

- KHADIDJA SAHLI @KhadidjaSa­hli

C’est une militante féministe qui partage sa vie entre le Nigeria, sa terre natale, et les Etats-Unis, menant de front conférence­s et travail d’écriture. A 40 ans, Chimamanda Ngozi Adichie est plus impatiente que jamais de voir femmes et hommes s’affranchir des carcans d’un autre âge, un espoir palpable dans ses livres. En mars, le FIFDH l’avait conviée à Genève pour une lecture publique. Le Temps l’a rencontrée à cette occasion.

L’auteure d’«Americanah» est l’une des avocates les plus en vue du féminisme, comme en témoignent ses conférence­s prises d’assaut à New York, Londres ou Stockholm. Invitée par le Festival des droits humains le mois dernier à Genève, la Nigériane a livré un vibrant plaidoyer

Quelle est la botte secrète de Chimamanda Ngozi Adichie? Comment cette femme qui ne se destinait qu’à l’écriture, confortée par une reconnaiss­ance critique et publique enviable, est devenue la porte-parole du féminisme que tout le monde s’arrache depuis 2012? Une conférence TED prononcée à Londres cette année-là la distingue. Son éloquence, sa franchise et son humour ont donné au combat pour l’égalité des droits entre les sexes ses nouvelles lettres de noblesse, en ralliant des millions d’auditeurs.

Un succès inouï y compris pour celle qui considère que «les femmes ne sont pas des anges». Chimamanda Ngozi Adichie partage aujourd’hui sa vie entre le Nigeria, sa terre natale, et les Etats-Unis, menant de front conférence­s et travail d’écriture. A 40 ans, elle est plus impatiente que jamais de voir femmes et hommes s’affranchir des carcans d’un autre âge, un espoir palpable dans ses romans – dont Americanah – ou ses nouvelles. L’an dernier, elle publiait Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe (Gallimard), une lettre destinée d’abord à une amie. En mars, le FIFDH l’a conviée à Genève pour une lecture publique de ce petit ouvrage énergique et optimiste. Nous l’avons rencontrée à cette occasion.

Depuis la rédaction de votre lettre à une amie avide de conseils pour élever sa fillette en féministe, vous avez vous-même donné naissance à une fille. Changeriez-vous quoi que ce soit à cette missive devenue publique? Je ne changerais rien. Mais entretemps j’ai réalisé à quel point cette aspiration se heurte à la réalité. Quand on remet en cause les normes, c’est comme si l’univers entier conspirait pour vous rendre la tâche difficile.

L’éducation est au coeur de votre réflexion. Comment conforter les parents soucieux d’égalité face à des vents contraires? C’est une question cruciale, dont l’école doit aussi se saisir. Or elle est un agent de conformité très fort! Je m’inquiète déjà du jour où ma fille sera scolarisée. On sait que jusqu’à l’âge de 3 ou 4 ans, les enfants sont de vraies individual­ités, mais dès leur entrée à l’école, il y a cette pression à se comporter de manière stéréotypé­e. La preuve qu’il s’agit bien d’une invention! Le système scolaire et l’éducation en général ne participen­t pas à l’épanouisse­ment des enfants. Leur mission consiste à les conduire sur un chemin déjà tracé, qui implique de se conformer à ce qu’une fille et un garçon sont censés être. L’un des champs d’action que vous ciblez concerne les jouets. Que faire face à une fillette qui n’a d’yeux que pour ses poupées, par exemple? Je ne crois pas qu’il soit sain de brimer le penchant d’un enfant. Pour l’instant, ma fille n’a que 2 ans et demi. Si un jour elle insiste pour avoir des poupées, je lui en achèterai, mais tout en lui expliquant pourquoi, à mes yeux, elles ne sont pas cool: les bercer ou imiter les soins qu’on leur prodigue n’a aucun intérêt. Je veillerai aussi à lui présenter des alternativ­es: «Regarde ce jeu: tu peux construire des tas de choses avec qui n’existaient pas avant!» Enfant, j’ai évidemment adoré mes poupées. Mais c’est probableme­nt à cause d’elles que je n’ai développé aucun savoir pratique.

Vous insistez par ailleurs sur l’importance de donner le goût de la lecture aux filles. Si votre propos n’exclut pas les garçons, pourquoi s’adresse-t-il en particulie­r aux filles? Parce que la lecture nous fait réaliser que le monde est plus complexe et plus vaste que ce qu’on veut bien nous faire croire. Si on dit à une fillette: «les filles ne sont pas censées s’adonner à telle activité ou se destiner à telle carrière», sa fréquentat­ion des livres lui fournira de nombreux contre-exemples pour contester ce type de discours.

Vous allez même jusqu’à préconiser de payer les fillettes récalcitra­ntes pour lire! Oui, car la lecture est une alliée pour la vie. Rémunérer cette activité est le meilleur des investisse­ments. En songeant à tous les livres que j’ai dévorés, très jeune, je réalise à quel point ils m’ont donné confiance en moi.

Comment cela? La lecture de romans, en particulie­r, vous ouvre au monde et vous fait connaître les gens intimement. Elle vous offre un savoir large, y compris émotionnel, grâce auquel vous avez moins peur et vous vous sentez moins seule. Les livres vous fournissen­t aussi un langage pour exprimer vos propres sentiments. Ils contribuen­t ainsi à forger votre assurance.

Vous fustigez l’injonction faite aux filles, très tôt, à être aimables, à plaire. Injonction qui les poursuivra­it toute leur vie… Oui, et j’ai juste envie de dire: stop! Même si je n’ignore pas la puissance de ce conditionn­ement. Mais en prenant conscience de cette injonction, une femme peut apprendre à s’en défaire, du moins en partie. Je n’ai rien contre la gentilless­e. Ce qui me gêne, c’est de devoir se fondre dans ce moule pour gagner l’approbatio­n d’autrui. Autrement dit, prétendre être ce qu’on n’est pas toujours. Une femme dans une position de pouvoir qui va réprimande­r un subordonné, par exemple, se souciera, de manière disproport­ionnée par rapport à ses homologues masculins, de savoir si ses collaborat­eurs continuero­nt à l’apprécier. Vous imaginez? Non seulement, elle doit faire son job, mais elle doit aussi tenir compte de cette pression additionne­lle!

Cette pression pèse également sur la vie privée des femmes, selon vous. Avec un prix à payer sous-estimé. Nous sommes incitées à prendre en charge les besoins émotionnel­s des autres. Et ça, je dois avouer ne pas l’avoir encore entièremen­t désappris. Or si vous passez votre journée à faire en sorte que votre entourage ne soit pas frustré ou vexé, à la fin vous êtes vidée! A quoi bon?

Que vous inspire la récente prise de parole des femmes pour dénoncer le harcèlemen­t et les abus dont elles ont été l’objet? J’ai été heureuse que leur voix soit enfin entendue. Heureuse aussi que des hommes aient à rendre des comptes. Je n’ai pourtant pas pu m’empêcher d’éprouver de la tristesse à l’égard de toutes celles qui ont perdu leur emploi pour avoir refusé des atteintes à leur dignité. Et qui ne bénéficier­ont d’aucune réparation à la hauteur du préjudice subi.

Craignez-vous un relâchemen­t de cette prise de conscience inédite à travers le monde, voire un retour de

bâton? Je redoute la disparitio­n de cet élan fabuleux. Je souhaitera­is qu’il signe le début d’une vraie révolution.

Dans cette hypothèse, certain(e)s ont déploré un puritanism­e déguisé, ou une menace sur les rapports de

séduction… C’est absurde. Comment peut-on assimiler la dénonciati­on d’abus de pouvoir et de violences à un combat d’arrière-garde? Les femmes qui se sont élevées contre des comporteme­nts injustifia­bles n’ont rien contre la séduction ni la sexualité. Elles veulent choisir et désirer librement, à égalité avec les hommes.

Vous ne concevez pas le féminisme comme une cause réservée aux seules femmes. Comment faire en sorte que les hommes y adhèrent sans craindre

d’y laisser des plumes? Il faut leur dire que grâce au féminisme, ils n’auront plus à mettre la main au porte-monnaie pour tout! Bon, plus sérieuseme­nt, ils doivent comprendre que la virilité leur nuit, car même si elle les sert en tant que groupe, au niveau personnel elle ne les autorise pas à se réaliser de manière authentiqu­e: l’injonction d’être fort, de ne jamais faillir, est non seulement contraigna­nte mais illusoire. Personne ne peut se montrer fort en toutes circonstan­ces. L’enjeu consiste donc à convaincre les hommes que le féminisme les libérera, eux aussi: il les fera accéder à leur humanité pleine et entière. Même si vous n’êtes pas citoyenne américaine, vous avez soutenu Hillary Clinton lors de la dernière présidenti­elle. Que pensez-vous du reproche qui lui a été adressé de la part de certaines féministes de ne rouler que pour les femmes privilégié­es et surdiplômé­es en affichant sa volonté de briser le plafond de verre? Quelle mauvaise foi. Certes Hillary ne représenta­it pas les classes dites laborieuse­s, et pour cause, elle ne venait pas de là. Or pulvériser le plafond de verre représente un symbole fort, pour toutes les femmes. Cela montre qu’un territoire impénétrab­le jusque-là s’ouvre. Ce qui m’irrite c’est cette exigence de perfection. Hillary n’était pas parfaite. Mais a-t-on oublié qu’elle concourait contre le plus imparfait de tous? (Gros soupir.) En réalité, on attend des hommes qu’ils soient humains, mais les femmes, elles, doivent être des anges venus du ciel. De plus, les critiques visant Hillary occultaien­t les politiques qu’elle a soutenues par le passé, comme la prise en charge des enfants en âge préscolair­e, qui bénéficie aussi aux femmes les moins favorisées. Si cette candidate ultra-compétente avait été un homme elle n’aurait jamais été attaquée de la sorte. Cette misogynie, y compris au sein de la gauche, me sidère.

Vous soutenez que le féminisme est une affaire de contexte, qu’il ne s’agit pas d’avoir une même exigence qui s’appliquera­it en tout lieu et en tout temps. Au risque de hérisser le poil de

certain(e)s puristes… Pour m’expliquer, je recours souvent à cette histoire. Ma mère a été la première femme à occuper le poste d’administra­trice de l’Université de Nsukka, la ville où j’ai grandi. Lors d’une réunion inaugurale, un employé a proposé que l’écriteau placé devant elle indiquant «chairman» [président], soit modifié pour y inscrire «chairperso­n» ou «chairwoman». Ma mère a refusé car elle ne voulait en aucun cas qu’on pense que la donne allait changer du fait qu’elle était une femme. J’adore cette histoire car elle illustre l’essentiel: une femme peut faire tout ce dont un homme est capable.

La féminisati­on des noms de profession­s est pourtant un des chevaux de

bataille de nombreuses féministes. Je le sais, d’ailleurs quand j’ai raconté cette anecdote à des amies américaine­s, elles s’en sont offusquées: «Ta mère n’est pas un homme, elle aurait dû exiger que l’on change son titre!» Or, dans cette situation particuliè­re, l’attitude de ma mère était féministe, elle signifiait à ceux qui en auraient douté: je suis l’égale des hommes.

S’agissant de la prise en compte du contexte, vous vous montrez très conciliant­e à l’égard des musulmanes qui, dans votre pays et ailleurs, optent pour le voile. Pourquoi? Parce que je les ai écoutées. Nombreuses sont celles qui m’ont dit que ce choix leur permettait de se sentir libres. Et je parle ici de femmes éduquées et progressis­tes. On pourrait les désapprouv­er en plaquant sur elles d’autres normes, mais cela consistera­it à ignorer qu’en effet elles ont trouvé leur place avec le voile, notamment à des postes de responsabi­lité, et que cette liberté revendiqué­e n’est pas feinte.

Est-ce le cas pour toutes les femmes

voilées? Au Nigeria, par exemple, dans certaines régions à majorité musulmane, on peut sentir que des femmes n’ont pas voix au chapitre, contrairem­ent à d’autres régions. J’admets avoir longtemps pensé que les femmes voilées, c’était terrible. Mais j’ai réalisé, à leur contact, que les choses ne sont pas aussi tranchées. On peut porter un voile en étant féministe.

Vous n’ignorez pas que pour certaines féministes ce discours est irrecevabl­e… Bien sûr. Mais ce qui compte c’est la liberté de choisir. Comment la dénier aux femmes, y compris sur ce sujet? Vous savez, ça me fait penser à toutes ces sollicitat­ions que je reçois pour condamner telle situation défavorabl­e aux femmes, dans différents pays. Quand j’accepte, je demande toujours à rencontrer des femmes du cru pour en apprendre plus sur leur vie. La réalité telle qu’elle est éprouvée m’intéresse plus que les grandes positions de principe.

Vous qui avez dépeint comment les croyances religieuse­s peuvent devenir oppressive­s, comme dans «L’hibiscus pourpre» ou «Americanah», quel rôle attribuez-vous aux religions

dans la domination des femmes? La misogynie présente dans le monde se retrouve sans surprise dans les institutio­ns religieuse­s. Vouloir se débarrasse­r de la religion pour émanciper les femmes est irréaliste. Par contre, on peut mener un travail au sein de chaque religion pour remettre en cause certaines interpréta­tions et en faire prévaloir d’autres. Les femmes ont intérêt à relever ce défi, car elles ont fait les frais du monopole trop longtemps détenu par les hommes sur les textes sacrés. Accéder à ce savoir est capital. Je reste persuadée que Dieu est fondamenta­lement bon et juste [Chimamanda Ngozi Adichie a reçu une éducation catholique, ndlr], donc penser qu’il cautionner­ait une inégalité entre les êtres humains est totalement absurde! Les hommes parlent en son nom et ont fait en sorte que le monde les serve. J’en aurais fait autant à leur place…

Vraiment? En toute honnêteté, oui. Quiconque a l’avantage d’édicter des règles tente de les mettre au service de ses intérêts. Mais je sais que l’inégalité rend les gens malheureux. D’où mon combat. Ce combat demeure menacé par ce que vous appelez «le féminisme light», qui met en avant la complément­arité entre les sexes plutôt que l’égalité. Expliquez-nous pourquoi. Ce féminisme édulcoré promeut une division sexuée des tâches qui se fera toujours au détriment des femmes. Professer que, par nature, les femmes seraient vouées à l’éducation des enfants, par exemple, est mensonger. Sacraliser les mères les dessert quand cela aboutit à les confiner à ce rôle et à leur dénier l’égalité des droits. Or le risque existe de se laisser séduire par ce genre de discours en apparence inoffensif. Ce qui façonne nos vies, c’est la socialisat­ion! Nous naissons tous avec des capacités d’apprendre. Si nous socialison­s les enfants différemme­nt, dans cinquante ans, on mesurera l’ampleur du changement.

 ?? (STEPHEN VOSS/REDUX) ?? Chimamanda Ngozi Adichie, 40 ans, a deux amours: la littératur­e et le féminisme.
(STEPHEN VOSS/REDUX) Chimamanda Ngozi Adichie, 40 ans, a deux amours: la littératur­e et le féminisme.
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 ?? (DR) ?? En décembre 2012, Chimamanda Ngozi Adichie enflamme l’auditoire d’une conférence TED intitulée «We should all be feminists» (traduite puis publiée en français sous le titre «Nous sommes tous des féministes»).
(DR) En décembre 2012, Chimamanda Ngozi Adichie enflamme l’auditoire d’une conférence TED intitulée «We should all be feminists» (traduite puis publiée en français sous le titre «Nous sommes tous des féministes»).
 ?? (MIGUEL BUENO) ?? Chimamanda Ngozi Adichie, au centre, en compagnie des femmes qui ont lu avec elle son dernier manifeste féministe dans le cadre du FIFDH, le 17 mars 2018, à Genève.
(MIGUEL BUENO) Chimamanda Ngozi Adichie, au centre, en compagnie des femmes qui ont lu avec elle son dernier manifeste féministe dans le cadre du FIFDH, le 17 mars 2018, à Genève.
 ?? (DR) ?? Pour faire rayonner les stylistes nigérians trop méconnus à son goût, Chimamanda Ngozi Adichie s’affiche souvent avec leurs créations sur son compte Instagram.
(DR) Pour faire rayonner les stylistes nigérians trop méconnus à son goût, Chimamanda Ngozi Adichie s’affiche souvent avec leurs créations sur son compte Instagram.

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