Le Temps

Musa Kart, le courage face à l’autocratis­me

Le dessinateu­r de presse du quotidien d’opposition «Cumhuriyet» est le lauréat du Prix internatio­nal du dessin de presse 2018 décerné par la Fondation suisse Cartooning for Peace. Son cas est le miroir des difficulté­s croissante­s des journalist­es dans le

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS

Il n’est pas venu à Genève ce jeudi pour recevoir le Prix internatio­nal du dessin de presse 2018 décerné par la Fondation suisse Cartooning for Peace et la ville de Genève pour récompense­r son talent et son courage.

A 64 ans, Musa Kart a interdicti­on de quitter le territoire turc. Dessinateu­r de presse au quotidien indépendan­t d’opposition Cumhuriyet, il vient d’être condamné à 3 ans et 9 mois de prison, accusé d’avoir aidé des «terroriste­s», à savoir le Parti des travailleu­rs du Kurdistan (PKK) et le prédicateu­r Fethullah Gülen, un homme que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, considère comme le cerveau du coup d’Etat manqué de juillet 2016. Musa Kart a il est vrai une arme, en apparence bien inoffensiv­e: le crayon.

«Insulte au chef de l’Etat»

Sa condamnati­on, avec quatorze de ses collègues du quotidien Cumhuriyet, n’est pas définitive car les journalist­es vont tous faire appel d’une décision jugée «absurde». Elle se réfère à un dessin que le pouvoir turc considère comme une «insulte au chef de l’Etat» en vertu d’un article controvers­é du Code pénal. Or que montrait le dessin? Deux voleurs dérobant de l’argent d’un coffre-fort et une phrase prononcée par l'un d'eux: «Ne te presse pas, notre guetteur est un hologramme.» L’allusion à Erdogan ne fait aucun doute, le président turc s’étant présenté sous la forme d’un hologramme lors d’un meeting. Le dessin visait à dénoncer une affaire de blanchimen­t d’argent dans laquelle sont impliquées plusieurs personnali­tés proches du pouvoir.

Devant la cour de Silivri, en bordure d’Istanbul, ville connue pour son cosmopolit­isme et son ouverture, Musa Kart n’a jamais perdu la face. Ni l’humour. «Quand notre maison a été passée au peigne fin, aucun coffre-fort ou carton à souliers n’a été trouvé plein de dollars. […] Aucun centime qui révélerait la moindre irrégulari­té», a-t-il déclaré un jour. Quand on l’accuse de soutenir une organisati­on terroriste, il l’avoue: «Au cours de ma vie de caricaturi­ste, oui, j’ai aidé et encouragé une organisati­on, une seule: All My Country’s Children. Parmi ses membres, il y a mon petit-fils, 2 ans et demi.» Pendant les neuf mois de détention préventive de Musa Kart, le Cumhuriyet est resté solidaire de son journalist­e, laissant longtemps vide l’espace qu’il occupait avec ses dessins. Puis des caricaturi­stes internatio­naux se sont relayés pour remplir l’espace en son nom.

Défense de la laïcité

Depuis vingt-cinq ans au Cumhuriyet, Musa Kart, qui se destinait pourtant à l’ingénierie civile, trouve vite ses marques. Il décrit de façon critique la société qu’il observe et des faits qui pourraient passer inaperçus. Face à un président turc accusé d’islamiser son pays, il se fait un point d’honneur à défendre la laïcité et le droit des femmes. «C’est un être extraordin­airement humble. C’est incroyable d’imaginer que ce que fait Musa Kart puisse constituer une menace pour l’Etat. Il peut être caustique, mais il veut contribuer au bien de la société», explique au Temps une personne qui l’a rencontrée récemment. Le lauréat du prix de Cartooning for Peace le martelait devant les juges de la Haute Cour pénale d’Istanbul: «Si, dans mon cas, une recherche non biaisée avait été menée, elle aurait montré que ma signature figure en dessous des dessins les plus cinglants au sujet d’organisati­ons terroriste­s.»

Sa condamnati­on est «un baromètre de la situation de la Turquie en termes de liberté d’expression, estime Patrick Chappatte, dessinateu­r de presse pour Le Temps, la NZZ et le New York Times. Je suis personnell­ement choqué par le verdict du 25 avril.» Chappatte, par ailleurs cofondateu­r de la Fondation suisse Cartooning for Peace, ne se voile pas la face: «Si on avait encore des doutes, ils sont désormais levés. Ce verdict ferme la porte à la liberté d’expression.» En la matière, la Turquie d’Erdogan devient un enfer pour les journalist­es. Reporters sans frontières la place en 157e position sur 180 dans un classement qui consacre l’ouverture de la Norvège et condamne le dernier de la classe, la Corée du Nord. «Honnêtemen­t, en créant ce prix, ajoute Patrick Chappatte, je n’aurais pas pensé qu’il allait récompense­r des gens si proches de nous. Or il y a la Turquie, mais au sein même de l’UE, à l’est de l’Europe, la liberté de la presse est aussi très malmenée.»

Fondé en 1924

La répression des journalist­es en Turquie n’est pas nouvelle, mais elle a pris des proportion­s inquiétant­es. En 2004 déjà, Musa Kart avait eu droit aux foudres d’Ankara. Motif: il avait représenté celui qui était encore premier ministre, Erdogan, sous la forme d’un chat emmêlé dans une pelote de laine afin de mieux montrer la paralysie politique du moment. Aujourd’hui, bien que menacé par une épée de Damoclès, Musa Kart continue de travailler, mais son crayon évite de dessiner ne serait-ce que les contours de l’autocrate au pouvoir à Ankara. Il a opté pour une rébellion douce en protestant chaque jeudi devant la Cour de justice. Pour la liberté d’expression. Pour la démocratie.

Le quotidien Cumhuriyet («République»), fondé en 1924, ne tire qu’à 50000 exemplaire­s, mais c’est une institutio­n en Turquie. Corrosif, furieuseme­nt indépendan­t, il n’hésite pas à dénoncer les dérives du pouvoir. En mai 2015, il publie une enquête explosive révélant que les services secrets turcs ont fourni des armes à des rebelles islamistes en Syrie, suscitant l’ire du président Erdogan. Musa Kart, dont les dessins seront exposés le long du quai Wilson à Genève du 3 mai au 3 juin, incarne à merveille l’esprit de ce journalism­e indépendan­t.

DESSINATEU­R DE PRESSE «Une recherche non biaisée aurait montré que ma signature figure en dessous des dessins les plus cinglants au sujet d’organisati­ons terroriste­s»

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MUSA KART

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