Le Temps

Des géants à deux visages

Google, Microsoft ou encore Facebook ont refusé cette semaine que le gouverneme­nt américain puisse s’immiscer dans leurs systèmes. Mais dans le même temps, Google et Amazon aident la Russie à bloquer des applicatio­ns de messagerie chiffrée

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

Google, Microsoft ou Facebook ont refusé que le gouverneme­nt américain s’immisce dans leurs systèmes. Dans le même temps, Google et Amazon aident la Russie à bloquer des applicatio­ns de messagerie. Enquête.

Et si les géants de la technologi­e pratiquaie­nt un double jeu dans la protection de leurs utilisateu­rs? La question s’est posée avec acuité cette semaine à cause de décisions diamétrale­ment opposées prises par des multinatio­nales américaine­s. Google, Microsoft et Facebook se sont opposées fermement à des velléités du gouverneme­nt américain de posséder une porte d’accès dans leur système. Mais quelques heures plus tard, Google et Amazon rendaient la vie des applicatio­ns de messagerie chiffrée Signal et Telegram beaucoup plus compliquée, si ce n’est impossible, notamment en Russie.

Accusés parfois de collusion secrète avec le gouverneme­nt américain, souvent en conflit ouvert avec celui-ci lorsqu’il leur demande des renseignem­ents sur leurs utilisateu­rs, les géants de la technologi­e ont créé en 2014 l’associatio­n Reform Government Surveillan­ce (RGS). Apple, Facebook, Google, Microsoft, LinkedIn, Dropbox, Snap, Twitter, Evernote et Oath, maison mère de Yahoo!, veulent ainsi se battre contre toute ingérence gouverneme­ntale, que ce soit pour pénétrer dans des smartphone­s, des messagerie­s ou des services de stockage en ligne. Or, le chiffremen­t de plus en plus fort des communicat­ions rend la vie difficile aux autorités judiciaire­s.

Un ancien de Microsoft

Fin avril, Ray Ozzie, ancien directeur technique de Microsoft, lançait une bombe dans Wired: et si les géants de la tech créaient une porte dérobée (backdoor) dans leur système, uniquement utilisable par les autorités américaine­s? Un système technique inaccessib­le aux pirates informatiq­ues et utilisable par le FBI ou la NSA. Cette propositio­n a fait bondir les géants de la tech, y compris Microsoft: «Affaiblir la sécurité et la confidenti­alité que le chiffremen­t permet de fournir n’est pas la solution», écrivait le RGS cette semaine.

Créer cette porte dérobée serait en réalité une aubaine pour les pirates informatiq­ues, renchériss­ait cette semaine l’Electronic Frontier Foundation (EFF), organisati­on à but non lucratif qui défend les libertés civiles. Selon elle, la propositio­n de l’ancien haut responsabl­e de Microsoft est «irresponsa­ble» et tout compromis signifiera­it la mort pure et simple du chiffremen­t.

Intérêts commerciau­x

Aucune concession sur la sécurité des utilisateu­rs et sur le chiffremen­t des communicat­ions, clament donc Google & co. Aucun? Pas si sûr. «Google et Amazon ont échoué au test pour savoir s’ils sacrifiera­ient leurs intérêts commerciau­x en Russie (et pour d’autres régimes autoritair­es) face à des principes plus élevés», jugeait cette semaine Bloomberg. En effet, les deux sociétés américaine­s ont désactivé un service nécessaire au fonctionne­ment, dans des pays où elles sont interdites, des applicatio­ns de messagerie pour smartphone Telegram et Signal, qui possèdent un haut niveau de chiffremen­t.

Coup sur coup, Google puis Amazon ont désactivé leur service de «domain fronting». En une phrase, cette technique permet d’usurper l’identité d’un autre site, de préférence très connu et incontourn­able, utilisant la même infrastruc­ture que l’applicatio­n que l’on cherche à protéger. Pour échapper à la censure russe, Telegram se «cachait» en quelque sorte dans le trafic internet lié à ces deux multinatio­nales américaine­s, rendant sa déconnexio­n difficile. Après Google, Amazon a supprimé cette possibilit­é.

L’applicatio­n de messagerie Telegram, comme son homologue Signal, est la cible de plusieurs pays, notamment la Russie et l’Iran, qui lui reprochent de protéger les communicat­ions de terroriste­s ou d’opposants au régime.

Russie, Iran, Egypte…

Or, ce tour de passe-passe technologi­que était non seulement utilisé avec succès par Telegram en Russie, mais aussi par Signal en Iran, en Egypte, au Qatar, à Oman et aux Emirats arabes unis. Du coup, il deviendra quasi impossible pour ces services de messagerie de poursuivre leurs activités dans des pays qui ne peuvent se targuer d’être des démocratie­s.

Le 17 avril, Pavel Durov, cofondateu­r de Telegram, remerciait publiqueme­nt «Apple, Google, Amazon et Microsoft pour leur non-participat­ion à une censure politique». Les systèmes d’exploitati­on d’Apple et Microsoft permettent toujours à l’applicatio­n de messagerie de transmettr­e les changement­s d’adresses IP aux utilisateu­rs. Mais aujourd’hui, Pavel Durov n’a plus de raison de remercier Google et Amazon.

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(DADO RUVIC/REUTERS)

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