Le Temps

«Les femmes sont enfin entendues»

URSULA MEIER La réalisatri­ce franco-suisse s’apprête à partir pour le Festival de Cannes, où elle dirige cette année le jury de la Caméra d’or. L’occasion d’évoquer avec elle un film de jeunesse, la sous-représenta­tion des femmes cinéastes et Kacey Mottet

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE GOBBO @StephGobbo

La réalisatri­ce Ursula Meier dirigera le jury de la Caméra d’or à Cannes. Elle revient sur sa carrière et sur la place des femmes dans le cinéma.

Tout comme on abuse souvent de l’image de l’écrivain torturé, on se plaît à évoquer la figure du cinéaste hanté par son art. Ursula Meier, l’une des fines lames de Bande à Part, la société qu’elle a cofondée à Lausanne avec les mousquetai­res Lionel Baier, Jean-Stéphane Bron et Frédéric Mermoud, estime au contraire que réaliser un film n’est, techniquem­ent du moins, pas si compliqué que ça. Car comme le disait Maurice Pialat, «il suffit d’appuyer sur un bouton et la caméra enregistre». Mais le réalisateu­r de Sous le soleil de Satan précisait: «En même temps, c’est terribleme­nt difficile, car il suffit de regarder le peu de bons films qui restent…» A chaque nouveau projet, il faut ainsi tenter de faire «dérailler les choses», le piège étant de s’installer dans une routine, estime Ursula Meier. Son credo: creuser le plus profond, pour chaque film, afin de trouver sa forme la plus concise, aller là où ça fait peur, dans les zones d’ombre. Prendre des risques à chaque instant.

Après deux longs métrages de cinéma acclamés (Home en 2008, L’enfant d’en haut en 2012), la réalisatri­ce franco-suisse vient de retrouver pour la troisième fois le jeune Kacey Mottet Klein pour le téléfilm Journal de ma tête, un des quatre segments de la collection Ondes de choc produite par la RTS – quatre faits divers romands revisités par les quatre fantastiqu­es de Bande à Part. La suite? Ursula Meier avoue avoir trois projets à différents stades d’avancement, dont une histoire se situant aux Etats-Unis, mais ignore pour l’heure lequel elle tournera en premier. Ce dont elle est sûre, par contre, c’est qu’entre le 8 et le 19 mai elle va vivre un intense 71e Festival de Cannes. Mais pas en tant que cinéaste.

Vous vous apprêtez à présider le jury de la Caméra d’or, qui chaque année récompense le meilleur premier film du Festival de Cannes, toutes sections confondues. Doit-on évaluer différemme­nt les premiers films par rapport à ceux des cinéastes confirmés? Non, pas du tout. D’ailleurs je ne me mets jamais dans une position où je devrais «juger» ou «évaluer» un film, l’analyser, le décortique­r; je les regarde comme lorsque je vais au cinéma comme spectatric­e, si ce n’est que dans les festivals, j’aime ne rien savoir au préalable. Je ne lis presque pas le catalogue en amont, j’aime me laisser surprendre, m’asseoir dans la salle sans connaître l’histoire, sans savoir qui est le réalisateu­r ou la réalisatri­ce, dans quel pays le film a été tourné… A Cannes, tout ce que je saurai, c’est qu’il s’agit de premiers longs métrages. Du coup, j’ai une vraie attente, une excitation; car un premier film, c’est le lieu de tous les possibles, des prises de risques, des audaces. J’ai envie d’être surprise, bousculée. Je vais vivre les films, me laisser traverser par ce qu’il se passera sur l’écran avec tous mes sens. J’ai lu une interview de Chantal Akerman qui disait que ce qui lui manquait le plus par rapport à ses débuts était l’innocence de ses premiers films. C’est tellement vrai. Je n’ai réalisé que quatre longs métrages de fiction et deux longs métrages documentai­res, mais à chaque fois j’essaie de garder tout au fond de moi cette innocence-là, cet étonnement-là face à la puissance de l’acte cinématogr­aphique, et surtout un désir intact. Le jour où je n’aurai plus de désir, j’arrêterai de faire des films.

On parle toujours du téléfilm «Des épaules solides» (2002) comme de votre premier film, alors que vous aviez déjà auparavant réalisé plusieurs courts métrages, ainsi qu’un long métrage documentai­re… Et de mon côté, je considère comme mon premier film un long métrage que je n’ai pas fini, tourné sur deux étés quand j’avais 15-16 ans. J’avais été caissière à la Migros pendant les vacances, et avec l’argent gagné je m’étais acheté une caméra vidéo. J’avais alors demandé l’autorisati­on de tourner le tout premier plan à la caisse de la Migros, précisémen­t celle où j’avais travaillé. Je voulais filmer la fin dans un commissari­at, mais n’ai jamais obtenu l’autorisati­on… J’ai eu envie de filmer très jeune car j’avais besoin de me confronter à mon désir de faire du cinéma. Car on peut très bien être cinéphile et ne pas avoir ce désir-là. Le fait de passer à l’acte, d’écrire, de mettre en scène, de cadrer, de diriger des acteurs, m’a confortée dans mon envie de devenir cinéaste. Ma première réalisatio­n, c’est donc un film qui n’est pas terminé, qui n’a pas été monté et qui est invisible! Ce qui au fond n’est pas très grave.

Etiez-vous une adolescent­e cinéphile, ou est-ce plutôt l’envie de raconter des histoires qui vous a amenée vers le cinéma? Je ne sais pas si c’est l’envie de raconter des histoires, même si enfant j’avais une imaginatio­n assez débordante. Avec mes parents, on regardait en tout cas beaucoup de films, des classiques. Il y avait une certaine cinéphilie, mais à ce moment-là, l’idée de faire des films ne m’a pas percutée. C’est plus tard, en découvrant L’argent de Robert Bresson, que j’ai réellement eu ce désir d’écrire avec des images et des sons. J’ai ensuite rapidement eu besoin de modèles auxquels m’accrocher, et des réalisatri­ces comme Chantal Akerman et Jane Campion ont beaucoup compté.

Mais il y a quelques années seulement, je me suis souvenue que le premier film que j’ai vu au cinéma, c’est Voyage au bout de l’enfer, de Michael Cimino. J’avais 8 ans et la mère d’un ami, qui nous accompagna­it, s’était trompée de salle… Elle a tenté de nous faire sortir puis de nous cacher les yeux lors des scènes de roulette russe, mais en vain… Ce film m’a atteinte de façon si puissante et profonde qu’il est resté des années durant dans une partie de mon inconscien­t. Il m’a marquée dans ma chair au fer rouge, et a laissé en moi comme une cicatrice, au point que pendant très longtemps, lorsqu’on me demandait quel était le premier film que j’avais vu au cinéma, je ne m’en souvenais pas.

Chaque année, lorsque le Festival de Cannes dévoile sa sélection, la même polémique autour de la sous-représenta­tion des femmes revient sur le tapis. Cette année, sur les vingt et un films en compétitio­n, seulement trois sont signés par des réalisatri­ces. Cela vous choque? Bien sûr que cela me choque, mais ce ne sont pas les festivals qui en sont directemen­t responsabl­es, car ils sont en bout de chaîne. Le problème se trouve bien plus en amont. Lors de mes études de cinéma en Belgique, nous étions deux filles sur une petite quinzaine d’étudiants. Aujourd’hui, je le constate pour avoir enseigné aussi bien à l’ECAL qu’à la Fémis, il y a une parité, voire même plus de filles que de garçons en section Réalisatio­n. Et ensuite, il y a les chiffres sur lesquels il faut se baser, car ils sont objectifs, et permettent d’éviter d’entrer dans des considérat­ions d’ordre subjectif et affectif. Lorsqu’on regarde les premiers longs métrages, on ne

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