Maritza, des papiers et une renaissance
Durant 14 ans, cette Bolivienne a travaillé clandestinement à Genève comme dame de compagnie. Le permis de séjour qu’elle a obtenu grâce à l’opération Papyrus a changé sa vie. Il lui donne le droit de vivre sans crainte, mais surtout de reprendre des étud
Bolivienne de 45 ans, Maritza a passé quatorze ans dans la clandestinité à Genève. L’opération Papyrus lui offre une nouvelle vie
Longtemps, Maritza a suivi les conseils qui se murmurent entre Sud-Américains: parler bas dans la rue, ne pas rester trop longtemps aux arrêts de bus, ne pas trop sortir, surtout la nuit, et soigner son apparence pour ne pas attirer l’attention.
Elle a travaillé comme dame de compagnie, menant une vie discrète, tranquille, mais toujours tenaillée par la crainte. Grâce à l’opération Papyrus, Maritza a obtenu un permis de séjour et sa vie a changé. Elle peut désormais voyager sans peur, mais surtout reprendre ses études et regarder vers l’avenir. Récit d’une renaissance.
Un condor doré sur fond rouge. Ses papiers d’identité boliviens, Maritza Pierola les a confiés à son père dans une petite enveloppe. Ce 23 janvier 2004, elle lui a donné rendez-vous à l’aéroport de Santa Cruz de la Sierra au petit matin. L’avion qui l’attend doit l’emmener à Genève. Le voyage est sans retour, sa famille ne l’apprendra qu’à la dernière minute.
Maritza Pierola vient de fêter ses 31 ans. Elle voyage vêtue de bleu, pour être reconnaissable par le contact qui doit venir la chercher à l’aéroport de Cointrin. A ses pieds, deux valises: une petite et une grande. A l’intérieur, trois épais manteaux qui «prennent toute la place», des numéros de téléphone, quelques effets personnels. Dans son portefeuille, un visa de touriste et de quoi «tenir» durant trois mois.
Au décollage, les plaines tropicales s’amenuisent puis disparaissent. Seize heures de vol plus tard, la jeune femme débarque dans la neige humide. Ses bottines s’enfoncent, elles ne sont pas adaptées. A l’arrivée, un homme agite les mains, elle le suit. Direction Le Lignon où une amie bolivienne installée depuis deux ans lui prête son canapé. Première immersion, première solidarité, quelques mots échangés en espagnol qui rassurent.
«Recommencer à zéro»
A dater de ce jour, la trace de Maritza Pierola se perd, elle disparaît aux yeux des autorités pour rejoindre celle des quelque 12000 travailleurs clandestins qui vivent à Genève. Une trajectoire discrète parmi d’autres, une bataille relancée jour après jour, un mot d’ordre: seguir adelante («aller de l’avant»).
En Bolivie, Maritza était expert-comptable. Un père électricien, une mère sage-femme, des études universitaires, des souvenirs disséminés dans les ruelles de Santa Cruz. «Un jour, il a fallu que je parte», souffle-t-elle dans un français chantant, sans donner davantage de détails. Les raisons sont «personnelles». Boutons de nacre aux oreilles, cheveux noirs relevés en chignon, la jeune femme à l’allure pimpante sourit: «Avant d’arriver, je ne connaissais rien de la Suisse, seulement l’image des banques, des montagnes et du chocolat, j’ai dû tout apprendre, recommencer à zéro.»
Dès son arrivée, la communauté bolivienne agit pour Maritza comme un cocon. «Mon amie a fait venir ses copines un dimanche, elles m’ont expliqué toutes les démarches, comment acheter un abonnement de bus, un téléphone, où prendre des cours de français. Je me suis mise à chercher du travail le lendemain», raconte-t-elle, assise sur le canapé de velours d’un bistrot genevois. La voix est douce, le port de tête digne. Non, elle n’a pas eu peur: elle était prête.
Dans la clandestinité, même les conseils se murmurent: parler bas dans la rue, ne pas rester trop longtemps aux arrêts de bus, ne pas trop sortir, surtout la nuit, soigner son apparence pour ne pas attirer l’attention. Interdiction bien sûr de quitter le territoire. Les contrôles de police à l’improviste restent la hantise, une menace latente qui rend le regard fuyant, la confiance fragile. «Je n’ai jamais été arrêtée, confie Maritza, mais je connais certaines personnes qui ont été contrôlées puis renvoyées dans leur pays. Vivre constamment dans la peur, c’est très stressant.»
Avec la restauration, l’économie domestique – ménage, garde d’enfants ou encore soins aux personnes âgées – reste le plus grand débouché pour les immigrés sans papiers. Grâce au bouche-à-oreille, Maritza décroche rapidement un emploi chez un jeune couple domicilié à Chêne-Bourg. Quatre jours par semaine, elle s’occupe de leur petite fille de 1 an pour 1350 francs par mois. Au noir évidemment. A peine de quoi payer la chambrette qu’elle sousloue aux Avanchets. Etre sans papiers, c’est aussi être à la merci d’esprits mal intentionnés. «Certains compatriotes bien installés en profitent pour louer des logements à prix d’or aux nouveaux arrivants, raconte-t-elle. Heureusement, ça ne m’est jamais arrivé.»
Au gré des traversées d’une rive à l’autre, elle découvre la ville, explore en surface ce territoire interdit. En parallèle, elle entame des cours de français à l’Ifage, fréquente l’église protestante d’Onex. Genève devient peu à peu familière. Au bout d’un an, la jeune femme change d’employeur. «Toujours du baby-sitting, un petit peu mieux payé, plus proche», précise-t-elle. Garde d’enfants la semaine, accompagnement de personnes âgées le week-end: elle applique ce modèle sans jours de repos. Sans jamais parvenir à dépasser 2500 francs de salaire mensuel. «Pour s’en sortir, il faut travailler dur, il n’y a pas d’autre solution.»
Zone grise
Durant dix ans, Maritza s’occupe patiemment des enfants des autres, puis se lasse. «N’étant pas mère moi-même, je manquais de sévérité, confie-t-elle. Lorsqu’un petit n’aimait pas le riz ou les asperges, je cuisinais autre chose, idem pour les habits, les livres, je laissais tout passer. A la fin, mes employeurs se plaignaient que leurs enfants étaient mal élevés. J’étais frustrée.»
Paradoxalement, son défaut se change en qualité au contact des personnes âgées. Patiente et attentionnée, discrète et polie, elle est la dame de compagnie idéale. «Les aînés sont très exigeants. Il faut être aux petits soins, anticiper les besoins, calmer les peurs.» Ces personnes âgées et leurs manies, Maritza s’y attache. «Lorsque mon premier protégé est décédé d’un cancer au bout de trois mois, j’ai été bouleversée.» Dans la foulée, elle suit un cours d’accompagnement des personnes en fin de vie.
Comme beaucoup de clandestins installés en Suisse depuis plusieurs années, sa situation évolue progressivement de la clandestinité totale à une sorte de zone grise. Dès 2007, elle paye des impôts et ses employeurs financent ses cotisations sociales, à travers l’organisation Chèque service qui permet de déclarer femme de ménage, nounou et tout autre employé de maison. A l’époque, tous connaissaient sa situation. S’en sont-ils préoccupés? «Nous n’avons jamais abordé le sujet, confiet-elle l’air perplexe. Chacun jouait son rôle sans poser de questions. Ils m’ont toujours respectée, payée à temps. Ma situation personnelle, ce n’était simplement pas leur problème.»
Pourquoi n’a-t-elle pas tenté de se régulariser? La crainte d’un refus susceptible d’entraîner un renvoi, le processus long, coûteux, sans aucune garantie, la paralysent. «J’ai tenté de réunir quelques documents dès 2014, mais je ne suis pas allée jusqu’au bout des démarches», souffle-t-elle.
Cette existence faite de petits boulots, de débrouillardise, de prudence et de conversations téléphoniques alignées sur le fuseau horaire bolivien se fige brutalement un matin de mars 2017. Maritza apprend l’existence du programme Papyrus qui vise à faciliter la régularisation des sans-papiers, en croisant un ami au hasard. Le nom l’intrigue, elle se renseigne. Seule sans enfants, elle doit justifier 10 ans de résidence en Suisse sans interruption. Autres critères: avoir un emploi, être indépendante financièrement, ne faire l’objet d’aucune condamnation pénale et détenir un bon niveau de français.
A ce moment-là, elle travaille chez sa patronne actuelle, une octogénaire domiciliée à Vandoeuvres, qui lui attribue une petite dépendance dans le jardin. «Madame» a la santé fragile et nécessite une présence quotidienne. Maritza rassure, accompagne.
Il est trop tard pour la séance d’information au Palladium où syndicats et associations ont accueilli des centaines de travailleurs clandestins fin février. Qu’importe. En trois semaines, la jeune femme réunit minutieusement tous les documents susceptibles de prouver sa présence sur le territoire helvétique. Extraits de compte bancaire, abonnements de bus, fiches de salaire, même une déclaration d’hôpital datant de 2005. Des bouts de papier qui retracent 13 ans de vie. «A la fin, la pile était énorme», se sourit-elle. Sa patronne appuie sa demande d’une lettre.
Fin mars, elle dépose son dossier entre les mains d’un collaborateur du Centre de contact Suisses-immigrés, non sans avoir prouvé brillamment son niveau de français A2 à l’Université ouvrière de Genève. «Je lui ai donné le pouvoir de faire aboutir ma demande, racontet-elle. J’étais confiante. En Bolivie, on dit qu’il faut croire en soi, sinon ça ne vaut pas la peine.» Dans ses larges yeux noisette, une lueur de détermination.
Délivrance estivale
Après plusieurs semaines d’attente, une sonnerie de téléphone vient rompre la tiédeur du mois de mai. «J’étais dans le salon, en train de lire les journaux avec Madame, raconte-telle les larmes aux yeux. Lorsque j’ai répondu, j’ai dû m’asseoir pour ne pas flancher. A cet instant, ces quelques mots signifiaient tout pour moi.» Au bout du fil, le juriste Mehmet Arras lui confirme l’obtention de son permis B à renouveler tous les deux ans. Lorsqu’elle se rend au contrôle des habitants pour laisser ses empreintes et récupérer le précieux document, l’émotion la submerge: «C’est seulement là que j’ai réalisé ce qui était en train de se passer.»
L’attente, l’appréhension, les nuits blanches à envisager l’avenir: le chemin parcouru en valait la peine. «Aujourd’hui, je ne regrette rien, sourit Maritza. Ma vie est ici désormais, je me sens chez moi à Genève.» Lorsqu’elle s’entraîne sur les quais pour la Course de l’Escalade, les reflets de l’eau lui rappellent presque les berges du lac Titicaca. La petite crainte tapie dans un coin de son esprit a disparu: «Je suis beaucoup moins angoissée qu’avant, je peux me concentrer sur mes objectifs.»
Si Papyrus a changé sa vie, ce n’est qu’un début. «Sans formation, sans valeur ajoutée, un permis ne suffit pas pour avancer, estime Maritza. C’est une clé qui permet de faire respecter ses droits, de voyager, mais surtout de reprendre des études.» En septembre, elle entamera simultanément une formation d’aide-soignante à la Croix-Rouge et des cours d’anatomie à l’Ecole de santé de Suisse romande. Un premier pas vers une réelle indépendance: un emploi qualifié dans le secteur médical, un bail à son nom, une voiture peut-être. Entre deux silences, Maritza esquisse encore un rêve: faire venir ses parents, âgés et souffrants, à Barcelone, où habitent ses deux frères. «Cela fait si longtemps que je ne les ai pas vus.» Le vrai sacrifice est là.
«Mes patrons m’ont toujours respectée, payée à temps. Ma situation personnelle, en revanche, ce n’était pas leur problème» MARITZA PIEROLA