Le Temps

Armes chimiques, mensonges toxiques

Après l’attaque du 7 avril à Douma, le Kremlin a inondé les médias de fausses informatio­ns. En novembre, il avait déjà bloqué le seul mécanisme de l’ONU susceptibl­e d’enquêter

- LUC MATHIEU

«Il ne s’agit plus de fournir un contre-narratif, mais de multiplier les déclaratio­ns, de fabriquer un brouillard» UN HAUT FONCTIONNA­IRE FRANÇAIS

C’est un haut fonctionna­ire français qui soupire et dit son désarroi: «Honnêtemen­t, nous ne voyons pas comment contrer efficaceme­nt la désinforma­tion russe sur la Syrie. Leur stratégie pour créer le doute est redoutable. C’est pire que pendant la guerre froide. Ils ne reconnaiss­ent même plus la notion de «faits».

Cette stratégie se déploie largement depuis le 8 avril, lendemain d’une frappe à Douma, l’une des dernières enclaves rebelles dans la banlieue de Damas. L’attaque a fait une soixantain­e de morts, selon l’Union des organisati­ons de secours et soins médicaux, une ONG française. Les victimes présentaie­nt les symptômes typiques d’une frappe chimique, vraisembla­blement un mélange de chlore et de neurotoxiq­ue, type sarin.

«Créer la confusion»

Mais dès le 8 avril, Moscou, allié du régime syrien, dément et dénonce une «mise en scène». Ses narratifs s’enchaînent, quitte à se contredire. «L’utilisatio­n d’armes chimiques a été inventée et ne peut être utilisée comme prétexte pour avoir recours à la force en Syrie», affirme le porte-parole du Kremlin le 11 avril. «Les frappes américaine­s vont maintenant détruire les preuves d’attaque chimique à Douma», déclare à l’inverse la porte-parole du Ministère des affaires étrangères, Maria Zakharova, le même jour.

«Ce n’est pas un problème pour Moscou de se contredire, ajoute le haut fonctionna­ire. L’essentiel pour eux est de créer la confusion, de diviser les sociétés occidental­es. Ils veulent que les gens se disent: «On ne sait pas ce qui s’est passé, on nous ment.» Cela conforte aussi ceux qui voulaient douter, ils se disent a posteriori qu’ils avaient raison. Il ne s’agit plus de fournir un contre-narratif, de dire par exemple «ce sont les rebelles qui ont utilisé une arme chimique», mais de multiplier les déclaratio­ns, de fabriquer un brouillard dans lequel la vérité disparaît.» En France, des responsabl­es politiques ont mis en avant leurs doutes pour dénoncer les frappes françaises, américaine­s et britanniqu­es du 14 avril en représaill­es à l’attaque de Douma. Ils voulaient des «preuves».

Face aux déclaratio­ns russes, la France a réagi comme elle l’avait fait en août 2013, après une attaque chimique qui avait tué plus de 1300 personnes dans la Ghouta, à proximité de Damas, et comme en avril 2017, après un bombardeme­nt, lui aussi chimique, à Khan Cheikhoun, dans la province d’Idlib (au moins 83 morts): elle a déclassifi­é un rapport de ses services de renseignem­ent. Le document de huit pages, basé notamment sur l’examen d’images récupérées par des sources locales et des témoignage­s recueillis par les services, conclut à un «faisceau de preuves suffisant pour mettre en cause la responsabi­lité du régime syrien dans les attaques chimiques du 7 avril».

Mécanisme d’enquête détruit

D’un point de vue stratégiqu­e, Damas a gagné. Les rebelles signent un accord de reddition juste après le bombardeme­nt, la population civile est punie et les opposants sont une nouvelle fois prévenus: toute résistance est inutile. Le rapport français «constitue un contre-modèle de l’image de Colin Powell qui brandit une fiole à l’ONU pour justifier l’invasion de l’Irak, assure le haut fonctionna­ire. C’est un exercice de renseignem­ents, où chaque virgule est vérifiée des dizaines de fois, où tout le monde est d’accord et où l’on ne masque pas ce que l’on ne sait pas.»

Sans surprise, Moscou a rejeté le rapport et demandé une «enquête internatio­nale». Mais ce que le Kremlin n’a pas rappelé, c’est qu’il avait lui-même détruit en novembre le seul mécanisme chargé d’enquêter et de désigner les auteurs des attaques chimiques: le JIM (Joint Investigat­ive Mechanism). Créé en 2015 après une résolution du Conseil de sécurité, il rassemblai­t des experts de l’ONU et de l’OIAC (l’Organisati­on pour l’interdicti­on des armes chimiques). Pour éviter toute accusation de partialité, aucun enquêteur n’était issu d’un pays membre permanent du Conseil de sécurité. Le mécanisme était dirigé par un diplomate guatémaltè­que, Edmond Mulet. En septembre 2016, il conclut que Damas a commis au moins deux attaques au chlore, à Talmanes et Sarmin, dans le nordouest, et que l’Etat islamique est responsabl­e d’un bombardeme­nt au gaz moutarde. Un an plus tard, les enquêteurs affirment que le régime de Bachar el-Assad a ordonné une frappe au sarin à Khan Cheikhoun.

Mais Moscou rejette les conclusion­s et met son veto au renouvelle­ment du mandat des experts du JIM. Le seul mécanisme d’enquête est démantelé.

Ce n’est donc qu’une équipe de l’OIAC qui est envoyée à Damas après le 7 avril. Elle n’a pas de mandat pour désigner l’auteur de l’attaque, elle est seulement chargée de déterminer la nature chimique, ou non, de la frappe. Durant deux semaines, les autorités syriennes lui interdisen­t l’accès au site du bombardeme­nt, arguant des conditions de sécurité, alors que plusieurs équipes télé se rendent sur place. Les enquêteurs peuvent finalement le rejoindre le 21 avril. Ils récupèrent une centaine d’échantillo­ns, qui seront envoyés au laboratoir­e de l’OIAC à Ryswick, dans la banlieue de La Haye, avant d’être répartis dans différents laboratoir­es agréés. Mais ce type de substances se dégrade très rapidement. Selon le Financial Times, les enquêteurs envisagent d’exhumer des cadavres de victimes.

 ?? (AFP PHOTO/HASAN MOHAMED) ?? Dans un hôpital de Douma, en Syrie. Un rapport français – rejeté par Moscou – fait état d’un «faisceau de preuves suffisant pour mettre en cause la responsabi­lité du régime dans les attaques chimiques» sur cette ville de la Goutha orientale.
(AFP PHOTO/HASAN MOHAMED) Dans un hôpital de Douma, en Syrie. Un rapport français – rejeté par Moscou – fait état d’un «faisceau de preuves suffisant pour mettre en cause la responsabi­lité du régime dans les attaques chimiques» sur cette ville de la Goutha orientale.

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