Le Temps

«En Turquie, la répression est une loterie»

- PROPOS RECUEILLIS PAR SIMON PETITE @SimonPetit­eÊ

Le président Recep Tayyip Erdogan vise une réélection le 24 juin prochain. Une campagne qui se déroule sur fond de répression tous azimuts des voix dissidente­s. Le point de vue d’Idil Eser, la directrice de la section turque d’Amnesty Internatio­nal

Elle savait que sa mission serait périlleuse. Idil Eser a pris la direction de la section turque d’Amnesty Internatio­nal deux mois avant la tentative de coup d’Etat contre le président Recep Tayyip Erdogan. Un événement qui a encore accentué la dérive autocratiq­ue du gouverneme­nt turc. Arrêtée le 5 juillet 2017, Idil Eser a été libérée en octobre dernier après une intense mobilisati­on internatio­nale. Elle est de passage en Suisse. Interview alors que la Turquie entre en campagne électorale.

Que vous reproche la justice turque? Voilà bientôt une année que j’ai été arrêtée, mais les raisons sont toujours aussi obscures. Avec d’autres défenseurs des droits de l’homme, nous suivions un séminaire sur les îles des Princes, au large d’Istanbul. Cela devait être un séjour relaxant. Deux formateurs, un Allemand et un Suédois, nous enseignaie­nt comment sécuriser nos informatio­ns contre les cyberintru­sions ou comment nous préserver alors que nous travaillon­s quotidienn­ement sur des abus des droits de l’homme. Voilà les circonstan­ces dans lesquelles nous avons été emmenés par les forces de sécurité. Quelles sont les charges pesant contre vous? On nous accuse d’appartenir simultaném­ent à trois organisati­ons terroriste­s: le Parti des travailleu­rs du Kurdistan, le mouvement güleniste, accusé d’être derrière le coup d’Etat de juillet 2016, une organisati­on d’extrême gauche (le DHKP). Nous sommes aussi accusés d’espionnage et d’avoir pris part à une réunion secrète, alors que notre séminaire n’avait rien de clandestin. Le pouvoir turc prétend que le coup d’Etat de 2016 a été préparé sur ces îles. Exactement une année plus tard, nous sommesnous peut-être retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment?

N’était-ce pas Amnesty Internatio­nal qui était spécifique­ment visée? Je ne sais pas. Mais, il est vrai que le président de la section turque, Taner Kiliç, est toujours en prison et que la justice a ensuite utilisé contre moi des communiqué­s de presse publiés avant que je rejoigne l’ONG. Le plus préoccupan­t en Turquie est le climat de peur. Les gens craignent de perdre leur emploi ou d’être emprisonné­s. Depuis la tentative de coup d’Etat, la répression est beaucoup moins prévisible. L’état d’urgence est toujours en vigueur. C’est comme une loterie. Cela tient aussi au fait que l’appareil judiciaire a été épuré. Les nouveaux fonctionna­ires n’ont aucune expérience.

Peut-on dans ces conditions tenir une campagne électorale, alors que Recep Tayyip Erdogan vise une réélection le 24 juin prochain? Nous verrons bien. Les candidats commencent à se déclarer, l’un d’eux est derrière les barreaux. Même si la Turquie est la plus grande prison du monde pour les journalist­es, l’espace médiatique n’est pas totalement verrouillé. Il existe encore quelques télévision­s et journaux indépendan­ts, mais surtout sur Internet. Une nouvelle loi vise à mieux contrôler les médias en ligne, mais il n’y a pas encore de règlement d’applicatio­n.

L’indéboulon­nable Recep Tayyip Erdogan, premier ministre depuis 2003 puis président depuis 2014, a-t-il hâté les élections, car il craint de ne pas l’emporter? C’est ce que disent de nombreux commentate­urs. Il y a toujours une part d’imprévisib­ilité en Turquie. Personne n’avait vu venir, par exemple, le mouvement de protestati­on de Gezi en 2013, démarré contre la transforma­tion d’un parc à Istanbul et qui s’était répandu dans tout le pays. Tout est possible, le pire comme le meilleur.

Comment l’Europe peut-elle peser dans le sens des libertés en Turquie? Les défenseurs des droits de l’homme turcs ont absolument besoin de soutien internatio­nal. Mais, parfois, les critiques de certains gouverneme­nts peuvent être contre-productive­s. Il faut bien distinguer le gouverneme­nt turc et la population, qui a des opinions politiques très diverses. Le parti au pouvoir a toujours beaucoup de supporters. Les rejeter fait le jeu d’Erdogan. L’an dernier, l’interdicti­on par le gouverneme­nt hollandais de meetings de ministres turcs qui voulaient convaincre la diaspora pour le référendum renforçant les pouvoirs présidenti­els avait été contre-productive. C’était une opération de communicat­ion à usage interne, alors que les PaysBas étaient eux-mêmes en pleine campagne électorale. Le but n’était pas de défendre les libertés en Turquie.

«Même si la Turquie est la plus grande prison du monde pour les journalist­es, l’espace médiatique n’est pas totalement verrouillé»

IDIL ESER

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(OSMAN ORSA/REUTERS) Idil Eser: «Les défenseurs des droits de l’homme turcs ont absolument besoin de soutien internatio­nal.»

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