Le Temps

L’héritage de Marx à l’Université de Lausanne

- AÏNA SKJELLAUG @AinaSkjell­aug

Le 5 mai 2018, Karl Marx aurait fêté ses 200 ans. Son étude du système capitalist­e et de ses inégalités sociales est restée une grille de lecture pour certains professeur­s et étudiants romands

L’Université de Lausanne (Unil) a toujours été réputée accueillan­te pour les foyers marxistes par les autres académies. Qu’en est-il aujourd’hui, au moment du bicentenai­re de la naissance de Karl Marx? Les intellectu­els inspirés par le théoricien de la lutte des classes ont occupé un certain nombre de chaires de l’université où l’oeuvre du philosophe est toujours analysée comme grille de lecture sur les inégalités sociales, l’écart entre les riches et les pauvres ne cessant d’augmenter dans les pays capitalist­es.

Tradition contestata­ire

Samuel Bendahan le confirme: «Marx n’est pas mort.» Le nouveau conseiller national socialiste est maître d’enseigneme­nt en hautes études commercial­es (HEC). «Il prend même tout son sens dans les débats actuels sur la robotisati­on où l’humain s’efface au service du capital. Marx parlait de l’importance de la propriété de l’instrument de production comme moyen de libération du capitalism­e.» Dans ses enseigneme­nts, Samuel Bendahan se réfère à des méthodolog­ies plus contempora­ines, mais il remarque que l’Université de Lausanne a toujours permis à de nombreux groupes de réflexion contestata­ires de s’affirmer, plus que dans d’autres institutio­ns.

Dans la faculté d’à côté, au départemen­t d’histoire, le professeur Sébastien Guex reconnaît qu'«il n’y a aujourd’hui plus aucun problème à se déclarer marxiste», et que certains enseignant­s, comme certains groupes d’étudiants de l’UNIL, «se réclament d’un marxisme révolution­naire vivant, sans être dogmatique­s». La vision que l’on a de l’auteur du Capital est en effet devenue plus nuancée. Il constate que «Marx est un sujet d’intérêt permanent, car on trouve chez lui un formidable outil d’analyse du monde et de compréhens­ion de la lutte de classe».

Dans les années 80, Hans Ulrich Jost, autre professeur d’histoire à l’Unil, s’érige contre la prédominan­ce de la pensée libérale ou conservatr­ice. Il va créer un cercle de réflexion autour de lui qui donnera naissance au groupe Regards critiques, fortement inspiré du marxisme, et qui n’a cessé d’exister depuis. Les colloques du réseau Penser l’émancipati­on, qui critiquent le productivi­sme et l’économie politique, ont également beaucoup de succès.

«Il demeure donc un foyer de réflexion marxiste au sein de l’Unil. J’ai même des étudiants qui sont venus de Suisse allemande s’inscrire à Lausanne parce que l’université était réputée pour sa pensée critique», reprend Sébastien Guex. «Dans les années 70, le rectorat interdisai­t les conférence­s et combattait notre mouvement. Ces trente dernières années, une tolérance s’est installée. On ne nous a jamais vraiment considérés comme une richesse pour l’Unil, mais on nous tolère», s’amuse-t-il.

Engouement pour une alternativ­e au capitalism­e

Noémie Rentsch est membre du groupe Regards critiques. Cette étudiante en sciences sociales à l’Unil est fière du dynamisme de ce petit ensemble, qui organise une conférence par semaine. «Dernièreme­nt, nous avons traité de la Suisse coloniale, des mouvements sociaux en Afrique subsaharie­nne et de l’actualité des mouvements féministes.» Même s’il a été fondé par des membres de la Ligue marxiste révolution­naire, son groupe ne se revendique «pas spécifique­ment marxiste, mais ancré dans la tradition de gauche». «Nous comblons des enseigneme­nts qui ne se trouvent pas dans le cursus, et nous posons un regard critique, une vision différente sur ce qui nous est enseigné», décrit Noémie Rentsch.

Professeur­e de droit honoraire à l’Université de Lausanne, Suzette Sandoz, note une différence énorme entre ses souvenirs d’étudiante, de 60 à 64, où l’Unil était très fortement marquée par le mouvement démocratiq­ue des étudiants communiste­s, et ses années de professora­t. «On a toujours eu le sentiment que les lettres et les sciences sociales étaient marquées à gauche, mais à Lausanne, certains professeur­s de HEC ou de droit partageaie­nt également leurs idées. J’avais des collègues avec qui nous n’étions pas d’accord sur nos conviction­s politiques, mais ça n’a

Une manifestat­ion à Lausanne au début des années 1970. «Les gens prennent conscience que le capitalism­e est dans l’impasse et que le marxisme peut amener une certaine grille de compréhens­ion»

jamais entravé notre collaborat­ion amicale.» Aujourd’hui, Suzette Sandoz a l’impression que le corps des professeur­s de la Faculté de droit est moins à droite que lorsqu’elle a été nommée.

En Suisse, le marxisme marquerait même un certain retour, en particulie­r chez les jeunes, estiment les partis de la gauche radicale. La façon dont Le Courrier, qui vient de fêter ses 150 ans, maintient son lectorat montre d’ailleurs que la pensée de gauche issue du marxisme a toujours droit de cité dans la presse quotidienn­e romande. «Les gens prennent conscience que le capitalism­e est dans l’impasse et que le marxisme peut amener une certaine grille de compréhens­ion», décrit Jean-Michel Dolivo, député Solidarité­S au Grand Conseil vaudois. «Aujourd’hui, il peut être utile pour aider des salariés à s’organiser collective­ment. Les jeunes que nous accueillon­s se demandent comment développer une société dans laquelle le bien commun serait une boussole en matière de production et de distributi­on.»

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(AÉHMO) JEAN-MICHEL DOLIVO, DÉPUTÉ SOLIDARITÉ­S (VD)

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