Pour que partage ne rime pas avec naufrage!
Lorsqu’ils arrivent à l’automne de leur vie, les couples ont souvent le souci d’assurer les conditions de vie du parent survivant. Mais à oublier d’inclure leurs enfants dans ces réflexions, ils risquent vite la catastrophe
«Si c’est ainsi, tu ne reverras plus tes petits-enfants!» Jamais de sa vie, André Ducrey (noms et lieux modifiés) n’aurait cru vivre un tel esclandre. Patriarche de la vieille école – dur mais juste – il avait toujours tout géré d’une poigne de fer dans un gant de velours, tant à la maison qu’au sein de son travail.
Cet éclat avec sa fille aînée avait explosé comme un éclair d’orage au milieu d’un ciel serein. Comme à son habitude, il avait bien essayé d’endiguer la diatribe de Céline. Et en plus, devant ses deux frères, Christophe et Sébastien. Mais en vain. «Les parents ont parfois tendance à négliger le fait qu’à l’heure où ils sont à la retraite, leurs enfants ne sont justement plus des… enfants», constate Jean-François Beausoleil, responsable de la gestion de fortune chez UBS à Genève.
Fort de son autorité naturelle, André Ducrey avait pensé qu’en tapant du poing sur la table, il aurait ramené sa fille à la raison. Ce qui devait être une tranquille réunion de famille où il allait expliquer les dispositions décidées avec sa femme pour régler leur succession avait tourné au vinaigre. Céline était partie en claquant la porte et ses deux frères, d’ordinaire si prévenants, n’avaient guère été plus tendres avec leurs parents. En particulier à l’égard de leur père. Submergée par les émotions, sa femme Anne s’était effondrée en larmes.
Comment faire tout faux
André avait pourtant cru faire tout juste. Avec Anne, ils avaient tout réglé entre eux. Son épouse atteinte dans sa santé, André avait voulu assurer les vieux jours de sa moitié et mettre tous les deux à l’abri du besoin. Sur les conseils d’un ami, ils avaient donc établi un pacte successoral. Selon ce contrat, le conjoint survivant recevrait l’ensemble des biens du défunt.
«Souvent, face à l’incertitude de leurs vieux jours, les parents partent d’un bon sentiment et veulent éviter que celui qui reste ne connaisse des difficultés financières. Ils craignent également que le veuf ou la veuve ne soit tiraillé face aux aspirations parfois divergentes de leurs enfants», note Cédric Waelchli, planificateur patrimonial chez UBS à Genève.
Ce spécialiste souligne combien, dans cette phase de transition, très émotionnelle, un avis externe et une vision complète de la situation familiale peuvent permettre d’éviter des dérapages. «En plus de bien connaître la situation familiale, cela réclame beaucoup de doigté et de sensibilité», abonde Jean-François Beausoleil.
Pour André Ducrey, la solution concoctée avec son épouse était parfaite: au décès de l’un des deux, le survivant hériterait de tous les biens du couple. Soit: la maison familiale, l’immeuble de rendement à Morges et le chalet à Haute-Nendaz. «Techniquement, la solution n’était pas forcément mauvaise puisque les parents assuraient leurs vieux jours. Mais, avec sa vision très rationnelle, André avait complètement négligé les aspects émotionnels», analyse Cédric Waelchli.
Mère de deux enfants bientôt en âge scolaire, Céline caressait l’idée de reprendre la maison familiale pour que ses filles puissent fréquenter la même école qu’elle. Quand elle avait réalisé que l’héritage espéré était repoussé aux calendes grecques, son sang n’avait fait qu’un tour. Et comme, de surcroît, Christophe et Sébastien avaient déjà convenu entre eux de se partager le chalet en Valais, tous trois s’étaient ligués contre leurs parents.
«Quand une succession a aussi mal démarré, il est très difficile de redresser la barre», reconnaît Jean-François Beausoleil. La chance de la famille Ducrey: malgré sa personnalité dominante, le père s’est rendu compte que la solution envisagée blessait ses enfants. «Après le coup de gueule, tout le monde est revenu à de meilleurs sentiments. Sollicités pour jouer les intermédiaires, nous avons pu faire comprendre à tous comment, en matière de partage, l’équité revêt souvent une signification différente aux yeux des parents et des enfants», explique Cédric Waelchli.
Tout est bien qui finit bien
Pour l’ancienne génération, un partage matériel exact et juste du patrimoine familial est essentiel tandis que les jeunes privilégient souvent la valeur émotionnelle des biens. Pour pouvoir retourner vivre dans la maison de son enfance, Céline était prête à faire des sacrifices financiers importants.
Pour la famille Ducrey, le dénouement a été heureux. La solution retenue a consisté à répartir tout de suite deux tiers des biens entre les trois héritiers, tandis que le dernier tiers – des actions – a été versé dans un «fonds d’équilibrage». Ce portefeuille va servir de réserve de prévoyance pour la retraite du couple et son solde reviendra aux deux fils après le décès des parents.
«L’idée était de compenser l’avantage qu’a leur soeur de disposer tout de suite de la maison familiale. En effet, les parents se sont réservé l’usufruit de l’immeuble locatif. Les deux fils n’en hériteront qu’après leur disparition», explique le planificateur patrimonial d’UBS. «La fille est certes d’abord avantagée, mais les deux fils ont donné leur accord afin de préserver la bonne entente familiale. Meilleure preuve de leur sérénité retrouvée: leurs parents les associent désormais aux décisions touchant le portefeuille de titres», constate Jean-François Beausoleil. Au vu de la santé précaire d’Anne, le couple a en outre saisi cette occasion pour déménager en appartement protégé.
De manière générale, la meilleure façon d’aboutir à un partage équitable consiste à consigner ses souhaits par écrit, de manière claire et contraignante. Qui veut régler sereinement un partage doit vraiment réfléchir concrètement au souhait de ses héritiers de recevoir tel ou tel bien. Et aborder avec eux ces questions afin de sentir la valeur émotionnelle qu’ils attachent aux biens. Cas échéant, il ne faut pas hésiter à demander le conseil de professionnels.
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