Le Temps

«Marcatore», l’ange noir du Calcio

1 PAYS 1 POSTE (2/7) L’Italie n’ira pas à la Coupe du monde, pour la première fois depuis 1958. Parce qu’elle ne sait plus défendre? Après des décennies d’un jeu auquel tout le pays s’identifiai­t, la modernité a dévalué un savoir-faire et brisé le mythe d

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

L’Italie ne participer­a pas à la Coupe du monde 2018. Une première depuis soixante ans, que le pays vit mal. Face à ce traumatism­e, le Calcio a été obligé de s’interroger. Pour Giorgio Chiellini, le responsabl­e est… Pep Guardiola. «Il a ruiné le défenseur italien, a lancé le défenseur de la Juventus de Turin cet hiver dans une interview au Daily Mail. […] Les entraîneur­s italiens ont essayé de le copier sans avoir les mêmes compétence­s et nous avons perdu notre identité. Notre identité, c’était Maldini, Baresi, Cannavaro, Nesta, Bergomi, Gentile, Scirea… Depuis dix ans, nous n’avons lancé aucun bon défenseur.»

L’âme du football italien, dit Chiellini, c’est le jeu défensif, symbolisé par la figure du libéro et plus encore celle du marcatore, l’exécuteur zélé des basses oeuvres, l’ange noir du Calcio, le seul joueur totalement dédié à la destructio­n du jeu adverse. «Un oeil et demi occupé à regarder l’attaquant, la moitié de l’autre à regarder la balle», selon la célèbre formule de Tarcisio Burgnich, la «Roccia» de l’Inter Milan des années 1960.

Durant plus de quarante ans, le football italien a prospéré sur sa tradition défensive dont le marcatore était l’incarnatio­n décomplexé­e. L’Italie n’a pas inventé le jeu défensif (le «béton» français et le «verrou» suisse sont antérieurs d’une vingtaine d’années au «catenaccio»), mais elle a fait de ce système une culture non seulement assumée mais même revendiqué­e. La victoire importe plus que la manière. La victoire à tout prix.

La ruse, l’arme des faibles

Comment expliquer cette exception culturelle au pays du beau, de l’art et du style? Beaucoup de thèses courent, impliquant jusqu’à Jules César ou Machiavel. La plus célèbre émane des écrits de Gianni Brera, journalist­e, écrivain, idéologue mort en 1992. Brera réclame la paternité des termes «libéro» et «goleador» et, plus contestabl­e, de la généralisa­tion du «catenaccio» dans le football italien. C’est, répand-il durant des années, la réponse du faible au puissant, du pauvre au riche. L’Italien est peut-être plus chétif et moins bien nourri que l’Allemand ou l’Autrichien, mais il est plus rusé et plus débrouilla­rd.

«Ce courant de pensée incarné par Brera a correspond­u à la vision que l’Italie avait d’elle-même à cette époque-là, estime l’historien français Fabien Archambaul­t, spécialist­e de l’Italie contempora­ine. Jusqu’au miracle économique de la fin des années 1950, c’est un pays rural, pauvre, qui n’a pas commencé son industrial­isation. Et puis subitement, les population­s rurales émigrent en ville, on achète des voitures, et le football, qui remplace le vélo comme sport le plus populaire, devient un rituel de transition, le nouveau sport de cette nouvelle Italie.»

Le «catenaccio» s’implante d’abord dans les régions pauvres du nord, Frioul et Vénétie, où l’entraîneur Nereo Rocco s’efforce de lutter à armes inégales contre les grands clubs du pays. «Que le meilleur gagne!», lui lance quelqu’un avant un match contre la Juve. «Nous espérons que non», répond Rocco.

Débat au parlement: la Squadra est trop offensive

Cet état d’esprit fait alors consensus dans la société italienne. «Quand l’équipe nationale est éliminée de la Coupe du monde 1966 par la Corée du Nord, il y a des débats parlementa­ires pour demander l’interventi­on du gouverneme­nt, rappelle Fabien Archambaul­t. On reproche à l’entraîneur d’avoir joué de manière trop offensive. Quatre ans plus tard, l’Italie bat la RFA en demi-finale de la Coupe du monde 1970, et l’attaquant Angelo Domenghini déclare: «Ce soir, les Allemands c’étaient nous.» Il y a vraiment l’idée que le football est un moyen culturel qui permet à l’Italie d’affirmer son rang de grande puissance.»

Cette finalité a une philosophi­e, le «catenaccio», et un interprète, le grand défenseur, qui devient au fil du temps un mythe italien. Il y en a de tous styles, offensif comme Giacinto Facchetti ou Paolo Maldini, racé comme Gaetano Scirea ou Franco Baresi, brutaux comme Claudio Gentile ou Pietro Vierchowod. Seul le marcatore demeure une pure spécialité italienne, transmise de génération en génération. «Mon premier coach était Tarcisio Burgnich, il m’a enseigné le marquage individuel, se souvient Mark Iuliano, 360 matches pour la Juve où il a beaucoup observé Ciro Ferrara, «son marquage, son jeu de tête, son timing.» «J’admirais Franco Baresi et Paolo Maldini, mais je me suis plus inspiré de Fabio Cannavaro et Nicola Legrottagl­ie, nous explique Giorgio Chiellini. Cannavaro pour le marquage – il était le meilleur du monde – et Legrottagl­ie pour le placement. Je leur dois beaucoup.»

«Santo Catenaccio»

Cette école est contestée dès le milieu des années 1970 avec l’avènement du football total de l’Ajax Amsterdam. L’Italie s’arc-boute et gagne «à l’italienne» la Coupe du monde 1982. Gianni Brera exulte dans la Repubblica sur le triomphe de «Santo Catenaccio». Pour lui, c’est le triomphe du réalisme italien sur les «paons brésiliens» et «le crétin de la Plata Cesare Menotti [qui était de Rosario] qui nous avait accusés de passéisme chronique».

«Que le meilleur gagne!» lui lance quelqu’un avant un match contre la Juve. «Nous espérons que non», répond Rocco

NEREO ROCCO, ENTRAÎNEUR

Fabio Cannavaro et Zinédine Zidane lors la finale de la Coupe du monde 2006 à Berlin.

Cet article est plein d’évocations religieuse­s: «saint», «culte», «miracle». En Italie, l’Eglise catholique est très proche du Calcio. «A la chute du fascisme, elle se sert du football pour encadrer la jeunesse, explique Fabien Archambaul­t. En une dizaine d’années, le football devient le sport pratiqué par tous. On passe de 113 terrains de football dans tout le pays en 1945 à 15000 en 1955, dont les deux tiers sont financés par l’Eglise. La Gazzetta dello Sport est rachetée par le Vatican, et contribue à mettre en place une vision «chrétienne» de ce qu’est une équipe de football. On valorise la discipline, la rigueur, l’obéissance au capitaine. Dans le football amateur, quand on est l’équipe de la paroisse, il est important de ne pas salir le nom du saint. Et dans les régions «rouges» de Toscane ou d’Emilie-Romagne, il est impensable de perdre contre l’équipe de la section communiste. Le plus important devient donc de ne pas perdre.»

Parce qu’il a toujours représenté plus que du sport, parce qu’on joue toujours pour quelque chose de plus grand que soi (l’Eglise, le Parti, la ville), le football en Italie a toujours fait passer le résultat avant toute autre considérat­ion. Pour le défenseur, même amateur, cela a abouti à une culture du jeu que l’écrivain Alessandro Baricco, évoquant ses

«Dans le football amateur, quand on est l’équipe de la paroisse, il est important de ne pas salir le nom du saint. Le plus important devient donc de ne pas perdre» FABIEN ARCHAMBAUL­T, HISTORIEN

souvenirs de jeunesse, a merveilleu­sement décrite dans Les Barbares, paru en 2014. «Dans ce football-là, le défendeur défendait. C’était un genre de jeu où si vous aviez un numéro 3 dans le dos, vous pouviez passer des dizaines de matchs sans jamais franchir la ligne médiane. Si le ballon était là-bas, vous attendiez ici et vous souffliez. […] Quand vous touchiez le ballon, vous cherchiez le premier milieu disponible et vous le lui donniez: comme le cuisinier qui passe le plat au serveur. […] A l’époque, on pratiquait le marquage individuel. Ce qui veut dire que pendant toute la partie, vous jouiez collé à un joueur adverse. La seule chose qu’on vous demandait, c’était de l’étouffer. Cet impératif conduisait à des situations d’intimité presque embarrassa­ntes. […] Le [match] était une partie d’échecs où lui, il avait les blancs. Il inventait et vous détruisiez.»

La révolution Sacchi

Tout change dans le football italien avec l’arrivée d’Arrigo Sacchi à l’AC Milan en 1987. «Il voulait que tout le monde participe au jeu, se souvient son ancien défenseur central Filippo Galli. On cherchait à récupérer le ballon dans la moitié adverse avec une défense haute, facilitée par le fait qu’il n’y avait pas de distinctio­n entre hors-jeu actif et passif. On jouait sur la capacité à coulisser, à sortir avec le bon timing de la défense.»

La distinctio­n nette entre libéro et marcatore devient floue, mais le défenseur italien, formé au marquage individuel, connaît un nouvel âge d’or avec le passage en zone. Cette double culture lui permet de réaliser l’un de ses plus grands exploits: résister aux Pays-Bas à dix contre onze durant une heure et demie (demi-finale de l’Euro 2000). Mark Iuliano y était. «Un match fait de sacrifices qu’on ne voit

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Claudio Gentile au marquage très serré de Diego Maradona lors de l
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(MICHAEL PROBST/AP PHOTO)
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MEISSNER/AP PHOTO) (MARTIN Giorgio Chiellini contrôle Thomas Müller lors de l’Euro 2016.
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Pietro Vierchowod survole l’Argentin Jorge Burruchaga lors de la Coupe du monde 1986 au Mexique. (BOB THOMAS/GETTY IMAGES)
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Tarcisio Burgnich (à gauche) à la lutte avec l’Argentin René Houseman à la Coupe du monde 1974. (WIKI COMMONS)

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