Le Temps

L’ACCÈS À NOTRE SPHÈRE PRIVÉE SUR INRNET, RÉEL DANGER OU CHIMÈRE?

- PAR GAUTHIER AMBRUS

Comment savoir si sa vie privée est entre de bonnes mains? La question n’a pas quitté la une depuis que les révélation­s du scandale Cambridge Analytica ont mis en pleine lumière la vulnérabil­ité des réseaux sociaux en matière de protection des données personnell­es. Pire, l’opinion découvre – ou fait semblant de découvrir – qu’elles sont la matière première dont les géants du web alimentent leur croissance, en dépit des déclaratio­ns de bonne volonté. On garde à l’esprit l’embarras palpable de Mark Zuckerberg face au Congrès américain: comment prendre un engagement solennel dont tout le monde sait qu’il ne pourra pas être complèteme­nt tenu? Pas sûr, par conséquent, que l’entrée en vigueur le 25 mai prochain du très attendu Règlement européen sur la protection des données personnell­es (RGDP) change fondamenta­lement la situation.

L’ATTRAIT

POUR UNE INCONNUE

Mais, au fond, faut-il vraiment s’en inquiéter? Qu’est-ce que ces détourneme­nts en série sont susceptibl­es de nous voler? A quel niveau de connaissan­ce de notre être sont-ils capables de faire accéder? Aucune étude n’a encore prouvé la fiabilité des informatio­ns récoltées à partir des nombreuses traces que nous laissons sur le net. Renvoient-elles à quelqu’un de réel? Ne sont-elles pas plutôt erratiques, floues,

«Il avait devant lui le dossier et la fiche, il avait aussi les treize fiches de l’école, le même nom répété treize fois, douze images différente­s du même visage, l’une reproduite deux fois, mais toutes mortes chaque fois dans le passé, mortes avant même que ne soit morte la femme en qui elles se muèrent ensuite, les vieilles photograph­ies sont extrêmemen­t trompeuses, elles donnent l’illusion que nous vivons en elles […]» (J. SARAMAGO, «TOUS LES NOMS», TRAD. G. LEIBRICH, SEUIL, 1999)

contradict­oires, et donc sources possibles d’infinis malentendu­s?

Les voleurs de données ressemblen­t au personnage principal d’un étrange roman du Portugais José Saramago, Tous les noms, paru en 1997. Employé solitaire du Conservato­ire de l’état civil, il remplit les vides de sa vie en dérobant aux masses de fichiers auxquelles il a accès des détails biographiq­ues sur les célébrités du moment. Jusqu’au jour où, ayant pris par erreur avec lui la fiche d’une illustre inconnue, il découvre que fouiller la vie d’une anonyme s’avère bien plus passionnan­t. N’y a-t-il pas une créature de chair à la clé, au lieu d’un ersatz?

Ses recherches prennent vite un tour obsessionn­el. Elles l’embarquent dans une suite d’aventures improbable­s, où le timide employé modèle devient sans aucun embarras cambrioleu­r et menteur quasi profession­nel. Tout ça pour essayer d’entrer dans la vie de quelqu’un qui ne lui est rien et dont il ne sait rien. Ou presque, puisque les pièces s’assemblent petit à petit: adresse des années d’enfance, secrets familiaux, école, profession, divorce, et surtout une suite de photos qui la montrent passant d’un stade de sa vie à l’autre. Lentement, l’inconnue prend forme et substance, ou alors donne cette illusion. Car plus elle paraît livrer des parcelles de sa vie, plus on voit que l’essentiel est encore loin. Jusqu’à ce que l’employé découvre que sa fiche n’est plus à sa place. Ce qui, dans le langage de l’état civil, signifie qu’elle est décédée, au cours des jours où il la cherchait.

D’abord découragé, l’employé se remet sur sa piste. Certes, il ne pourra plus connaître la personne physique (si c’est vraiment ce qu’il voulait), mais cela ne change pas grand-chose au type de recherche qu’il mène. Il reste encore tant de renseignem­ents à glaner sur elle, à commencer par les raisons de sa mort. Celle-ci s’avérera être un suicide, auquel on devine que les enquêtes indiscrète­s de l’employé ne sont peut-être pas étrangères: à force de remuer le passé de l’inconnue, il a fait bouger des strates qui ont atteint l’être réel.

Ce n’est qu’une fois entré dans l’appartemen­t de la jeune femme qu’il comprend que ses investigat­ions sont terminées. Elles ne peuvent pas faire autrement que s’arrêter là où elles butent sur leur limite naturelle: la disparitio­n de l’existence physique. L’inconnue est hors de portée, pour toujours. Au bout du compte, ce qu’il sait d’elle se résume à son nom, ou guère plus. C’est sur lui qu’il peut exercer le maigre pouvoir dont il dispose, en détruisant la fiche officielle qui la range parmi les personnes décédées. Pouvoir fragile, mais aussi puissant si on l’utilise à bon escient.

Son chemin l’a inévitable­ment conduit au cimetière de Lisbonne. Il a été surpris d’y croiser un berger qui mène son troupeau parmi les tombes, et dont le jeu favori est d’interverti­r les numéros servant à identifier les décédés fraîchemen­t arrivés. Pour mieux les libérer de leur nom.

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