Le Temps

UNE PROMENADE AVEC FERNANDO PESSOA

- PAR STÉPHANE BLOK ◗

Ecrire un texte sur Pessoa. Quoi de mieux qu’une balade pour y penser. Cet après-midi, le ciel est composé de nuages blancs par-dessous colorés de gris, et de ciel bleu. L’air est léger, il fait doux. A la sortie du petit parc devant chez moi, je prends aléatoirem­ent à gauche. J’aime errer, ne rien choisir. Parce que dans l’errance il n’est pas question de bel endroit ni d’agréable ambiance, la chose est différente, l’ambition revue à la baisse. Il suffit, et c’est là toute la difficulté, de marcher les mains dans les poches et de ne rien attendre. Car ne rien attendre est le début de l’espoir, celui de ne pas aller où l’on irait d’habitude, celui de ne pas chercher à se trouver au bon endroit au bon moment, celui de ne plus rien chercher. Parce qu’on ne trouve rien dans l’errance; ce sont les autres qui vous trouvent. On ne visite pas un endroit, c’est le lieu qui vous traverse, vous imprègne. On dit ce que l’on veut, on ne parle à personne, parfois on croise quelqu’un lorsque quelqu’un vous croise, alors on discute. On a tout son temps; de jour, de nuit, il n’y a pas d’heure pour avancer ou revenir sur ses pas, s’arrêter, sur un banc, sur un escalier, contre un mur, contre une balustrade, sur un pont ou sous un porche. Puis continuer. Pessoa ne m’inspire pas, il m’habite.

Ma promenade m’emmène toujours tout droit. Les mots de Pessoa sont l’écho de la solitude. Des noisettes sont tombées sur le trottoir. Un noisetier déborde du grillage, un fouillis de feuilles et d’herbes, un méli-mélo de petits branchages secs et de déchets amenés là par le vent. Je reviens sur mes pas. Les noisettes vertes peuvent être mangées, nous les mangions enfants, il y avait un noisetier au fond du jardin, derrière les balançoire­s. La zone industriel­le n’existait pas encore. A la fin de l’automne, le vent transporta­it l’odeur des choux pourris, des betteraves oubliées dans les champs. J’avais découvert un lapin gelé dans un taudis de planches et d’outils bordant un potager.

Je monte sur le pont et me retourne. En face de moi le Jura, immobile. Immobile? Il bouge, descend, s’effrite, petit à petit, s’en va, vient vers nous, glisse, jusqu’à nos pieds, peu à peu s’efface, du haut vers le bas, une poussière, un petit caillou, un rocher qui roule; son mouvement l’amène doucement à disparaîtr­e. Pessoa, c’est une manière de voir les choses, de les penser, différemme­nt, intimement, en s’incluant aux choses décrites. Je tourne à droite. Tout est pensée tout d’abord, tout est intérieur. Le poète est prophète car il décrit le ressenti du monde. De l’autre côté, devant les villas, des voitures sont stationnée­s le long du trottoir, propres, brillantes. Les pare-brise sont constellés d’insectes morts. La poésie de Pessoa interroge: veux-tu observer le monde? Et toi-même dedans? Percevoir? Que vas-tu y découvrir? Tu n’y verras rien parce que tu n’oseras pas voir. Tu ne veux pas savoir. Le veux-tu? Vraiment? Si c’est là ta volonté, sache qu’elle te sera pénible, très pénible. Pourquoi? Car tu peux tout changer, en une seconde, tout, à ta convenance, il faut simplement le désirer. Un avion passe. Je lève le nez au ciel. Il sonne 15 heures. Les ralentisse­urs sont parsemés de plantes venues s’installer là par hasard. La gare est au bout de la rue. Le long des rails des objets jetés. Des herbes dans les cailloux.

Arrivé à la gare, je m’assieds sur un banc, sur le premier quai, et attends le prochain train sans prêter attention aux horaires affichés. Des sachets plastiques s’envolent au passage du direct. L’arrière du dernier wagon. Pessoa est le maître de l’abîme, du néant, sa poésie est lumineuse. Elle fait peur autant qu’elle rassure. Appréhende­r la réalité. Poète de la Nature. Poète de la relativité: le temps ne s’écoule plus.

Une nuit, j’ai rêvé que tout était simple, que tout suivait son cours. Nous nous promenions en famille un dimanche après-midi après le repas. Un jour de Pâques, comme aujourd’hui. Nous longions la rivière au pied du bourg, puis montions sur la colline par le chemin des chèvres. Nous marchions le long des murs chauds où les lézards fuyaient à notre approche. Le goudron noir perlait sous le premier soleil et collait à nos chaussures. Derrière, mon oncle fumait. Devant, maman était jeune et blonde. J’ai rêvé que rien n’avait de fin, que tout était simple, que tout suivait son cours. Nous allions voir les biches près de la piscine, nous buvions du chocolat froid. Puis un matin, je me suis réveillé.

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