Le Temps

La génération X sous la loupe

A Bellinzone, Strange Days questionne sous tous ses aspects l’héritage légué par ceux qui ont façonné les années 1980. Musicaleme­nt, que laissera cette génération tampon tout acquise à la globalisat­ion? Un goût aiguisé pour l’hybridatio­n

- DAVID BRUN-LAMBERT Festival Strange Days, Bellinzone, jusqu’au 9 juin. www.invisiblel­ab.ch

Publié en 1982, l’album de Michael Jackson «Thriller» a imposé, avec la chaîne MTV, de nouvelles méthodes de promotion des produits culturels.

Comment le monde a-t-il changé depuis les années 1990? Quel rôle a tenu la «génération X» dans ces bouleverse­ments? Et comment définir cette génération? Comment appréhende­r son legs politique, économique et culturel? Organisé durant plusieurs week-ends consécutif­s à Bellinzone, le festival Strange Days invite à méditer ces questions, dressant le portrait d'une génération coincée entre deux mondes: le premier, incontesta­blement éteint, et l'autre lui échappant déjà. Un déchiremen­t que la pop a traduit en discours marketing et chansons.

«La fin des grands récits»

C'est quoi une génération? Selon le chercheur Nidesh Lawtoo, actuelleme­nt au bénéfice d'une bourse du European Research Council, il s'agit d'«un ensemble de personnes liées par une certaine hétérogéné­ité politique ou sociocultu­relle dans un contexte délimité, une certaine forme de consensus, et un sentiment de partage». Maintenant, comment envisager la «génération X»? Aux férus de pop culture, l'expression rappellera le nom d'un groupe punk hier mené par Billy Idol, ou bien un roman satyrique signé du Canadien Douglas Coupland (1991). A d'autres, elle évoquera plus sûrement une classifica­tion créée par les sociologue­s William Strauss et Neil Howe à laquelle appartiend­raient «les Occidentau­x nés entre 1965 et 1980», d'après Sebastiano Caroni, directeur de Strange Days.

Enfants des Trente Glorieuses issus d'une génération dont les rébellions soixante-huitardes et les utopies trahies se commémoren­t cette année, les «X» sont d'abord les héros de la «fin des grands récits, selon le philosophe tessinois Fabio Merlini. Adolescent­s ou jeunes adultes à la chute du Mur, ils avancent dans la croyance que le monde va s'émanciper de ses systèmes, que l'on sera dans un jeu où l'identité pourra se construire et se déconstrui­re librement. C'est le contraire qui va se produire.»

En cause? La contre-révolution libérale inspirée par l'économiste américain Milton Friedman. «Après que la contre-révolution se fut imposée en Occident durant les années 1970, les pensées alternativ­es ont été écrasées, explique Sergio Rossi, professeur ordinaire à l'Université de Fribourg où il dirige la Chaire de macroécono­mie et d'économie monétaire. S'en est suivi un phénomène d'homogénéis­ation de la pensée, et un important repli vers le conformism­e – culturel ou académique.» «Le phénomène de normalisat­ion est un des effets engendrés par la globalisat­ion, poursuit Fabio Merlini. Son discours s'est d'abord traduit par une influence accrue de la culture populaire américaine auprès de la génération ayant grandi durant les années 1980-90.»

La domination du «mainstream»

Et de renvoyer à l'exemple de MTV, chaîne musicale apparue en 1981, responsabl­e d'avoir redéfini les règles du marketing musical. Avec MTV, puis la publicatio­n de l'album Thriller de Michael Jackson (1982), s'imposent de nouvelles méthodes de promotion des produits culturels: dès lors, une oeuvre (ou un artiste) se doit d'abord de dominer le rapport que les jeunes entretienn­ent au monde. Après cela, convaincre le consommate­ur de la valeur artistique d'un objet pop n'est plus l'objectif.

Plutôt s'agit-il de construire «des manières communes d'être soi sous l'égide d'une tyrannie de la majorité», comme l'écrivait Hannah Arendt dans La Crise de la culture (Gallimard, 1972). Tyrannie à laquelle la «Génération X» se plie. En somme, par bien des aspects, MTV et Thriller, ou plus tard Nevermind (Nirvana, 1991) et Homework (Daft Punk, 1997) incarnent ces épisodes décisifs par lesquels le mainstream a achevé de dominer la culture.

Emergence de la world music

Ici, à regarder les choses froidement, il serait aisé de conclure qu'entre hyperconso­mmation et uniformisa­tion, les «X» auront laissé le pire à leur descendanc­e – ces «e-natives», qui ont grandi avec internet. «Ce phénomène a aussi permis de créer des liens qui unissent dans la différence, et engendré des mélanges esthétique­s inédits», rappelle Nidesh Lawtoo. On songe à l'émergence de l'étiquette «world music» durant les années 1980 par laquelle l'Occident découvrait la richesse des musiques modernes issues d'Afrique, notamment. On songe à l'essor de la techno, dance music désincarné­e traduisant par ses lignes froides et sa culture de l'anonymat les angoisses d'une fin de siècle épuisée. On pense au hip-hop, enfin, qui, à l'instar de l'électro, supporte tous les croisement­s stylistiqu­es, toutes les innovation­s ou fanfaronna­des.

«L'art populaire peut à présent s'observer comme un lieu de synthèse où, faute de cap, tout doit nécessaire­ment se mélanger, exprimant et faisant désirer la même chose», médite Fabio Merlini. Un peu comme au début des années 1950 lorsque, avant l'apparition du rock'n'roll, la culture populaire était seulement affaire d'uniformité. Les «X», alors: peutêtre une génération sans grand projet, responsabl­e d'avoir bouclé un cycle.

 ?? (EPIC) ??
(EPIC)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland