Le Temps

Silke Pan, ou comment dépasser les limites d’un corps meurtri

Elle fut enfant anorexique. Le cirque et la voltige lui ont redonné goût à la vie. Elle a chuté en 2007, ne marche plus mais voit toujours plus haut. Pour décrocher des médailles et la lune

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

En 2016, l’EPFL en fait sa pilote d’essai pour tester l’exosquelet­te. Marcher, retrouver la verticalit­é, le temps d’une expérience

Un jour de répétition à Rimini, le 24 septembre 2007. Le filet a été ôté car leur numéro de voltige, quasiment au point, sera bientôt présenté au public. Se mettre donc dans les conditions du réel. Silke se lance, les mains dans celles de Didier, son porteur. Elle roule en l’air, il la rattrape par les pieds, nouvelle pirouette, et puis plus rien. Une chute. Un trou noir. Qui va durer deux semaines. Moelle épinière sectionnée, deux vertèbres brisées. Silke Pan est paraplégiq­ue.

Dix ans plus tard, elle ne sait toujours pas ce qui s’est passé. Didier, devenu son époux, non plus. Ils en parlent peu. Un accident, voilà tout. Mais ils ont continué à vivre, avec rage et courage, des doutes parfois, des torrents de larmes et puis vite des paris insensés sur l’avenir. Silke, enfant du cirque (huit ans chez Nock notamment), si légère, ne sait au début que faire de ce corps assis. Alors, avec Didier, elle construit un spectacle à sa hauteur: Professeur Maboulette au pays des ballons. Le plan B de sa vie d’artiste. Baudruche et animaux géants, un monde imaginaire, dans le halo de lumière, là où est sa place.

Endurance au mal

Ensuite, le handbike (vélo à bras) la remet en mouvement. A Nottwil, au Centre suisse des paraplégiq­ues (CSP), où elle est restée sept mois, elle a vu des jeunes gens blessés comme elle, très athlétique­s, rouler dans ces fauteuils. Six ans plus tard, elle bat le record du monde du marathon handbike catégorie femme (elle le détient encore), et est vice-championne du monde en 2015. En 2016, l’EPFL en fait sa pilote d’essai pour tester l’exosquelet­te. Marcher, retrouver la verticalit­é, le temps d’une expérience. Cet été-là, avec Didier, elle franchit en handbike treize des plus hauts mythiques cols alpins suisses, 18 000 m de dénivelé à la force de ses bras. Elle appelle cela l’ultra-paracyclis­me alpin.

Silke Pan dit que c’est en enfance qu’elle a construit sa force, cette forme d’endurance au mal. Elle est née à Bonn. Trois années là-bas avant que l’EPFL ne propose un poste à son père, docteur en physique des matériaux. Les parents divorcent. Silke reste avec sa mère, sa petite soeur, la grande – aussi handicapée, «bipolaire, schizophrè­ne, autiste». «Elle disait qu’elle m’aimait, cinq minutes plus tard elle entrait dans une grande violence, me frappait», raconte Silke.

A cause de la séparation, sa maman a dû reprendre en Suisse son métier d’enseignant­e d’allemand. Elle est débordée, dépressive. Les filles sont scolarisée­s à l’école Steiner-Waldorf. La grande soeur, différente, incomprise, est moquée, agressée. Silke prend sa défense, se confronte aux autres. «Et à la maison, je devais protéger ma petite soeur, qui se faisait frapper aussi. Ma grande soeur accaparait tout, elle était le centre du monde. Les repas, surtout, étaient pénibles, son débit de paroles était constant et elle nous défendait de prononcer le moindre mot.»

Silke a mal au ventre, ne supporte plus ces dîners familiaux. Elle se confine dans sa chambre. Sa mère lui porte son plateau-repas. Elle n’y touche pas «car c’était me nourrir des conflits et les digérer, je refusais ce qui venait de l’extérieur». Elle est mutique, maigrit, «plus de petit pain, plus de fruit, plus d’eau», elle s’allège, dit-elle.

Elle parle d’abstinence, il s’agit d’anorexie. Elle est hospitalis­ée. Stade 3, diagnostiq­ue un médecin. Très grave. Son père rentre précipitam­ment des Etats-Unis, ses grands-parents, qui vivent à Dortmund, arrivent en urgence à Lausanne, sa mère lui tend une pâte de fruits et la supplie de manger. Elle prend conscience «de la grande souffrance de maman et de ma responsabi­lité d’enfant».

A 9 ans, Silke décide «de reprendre goût à la vie». Elle est éloignée de sa famille. Il faut cela. Un foyer en Allemagne. La thérapie passe par le sport. Elle quitte le mutisme et se réfugie dans la gym sur agrès, le plongeon, le trampoline. Son corps n’est plus ce dont elle veut se débarrasse­r mais un ami qui lui permet de toucher les étoiles.

20000 ballons

Dès 1992, écoles du cirque, Berlin, l’Académie Fratellini, le Théâtre Dimitri. «Je ne m’enfonçais plus, je m’élevais», rapporte-t-elle. Elle est équilibris­te, contorsion­niste, trapéziste. Vie en roulotte, nomade, chez Nock, où elle est intégrée aux troupes d’artistes chinois et mongols à cause de sa perfection et de son faux air asiatique.

Elle croise et recroise Didier Dvorak, enfant de la balle lui aussi. Avec lui, elle s’affranchit du réseau circassien. Un camping-car et le couple monte ses propres numéros à travers l’Europe, sur les océans dans des bateaux de croisière. Après la chute, le couple a longtemps vécu dans une baraque de chantier à Prilly. Aucun revenu, 500 000 francs de dettes. Il a fallu attendre quatre ans avant que les assurances prennent en charge les soins. Ils vivent désormais à Aigle avec Jim, un chien moustachu sorti de la SPA. Ont créé la société Canniballo­on Team (décors, animation, spectacles) et ont déjà réalisé le plus grand labyrinthe du monde avec 20 000 ballons.

Dimanche 29 avril à Genève, étape finale du Tour de Romandie, Silke Pan est montée sur le podium pour remettre un prix: celui de la combativit­é.

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