Le Temps

La renaissanc­e du football basque, une affaire de passionnée­s

Dirigé par un duo féminin, le petit club basque est depuis quatre ans l’une des attraction­s du football espagnol. Grâce à ses bons résultats sportifs et financiers, mais aussi à son fonctionne­ment humaniste

- FLORENT TORCHUT, EIBAR (ESPAGNE) @FlorentTor­chut

AMAIA GOROSTIZA PRÉSIDENTE

DE LA SOCIEDAD DEPORTIVA EIBAR Ipurua, le plus petit stade de première division espagnole (7000 places), est l’écrin dans lequel s’épanouit la SD Eibar. «Des gens du coin sans emploi sont venus acheter 50 euros d’actions pour participer à l’effort commun» PATRICIA RODRIGUEZ DIRECTRICE GÉNÉRALE DE LA SOCIEDAD DEPORTIVA EIBAR «Le club ne favorise absolument pas les femmes dans son recrutemen­t, mais on ne met pas de barrière non plus»

Au bout d'un énième lacet accroché à une montagne parsemée de chênes, l'horizon finit par s'ouvrir. En contrebas, la croûte terrestre semble avoir été scindée en deux par un coup de hache divin. Dans cette étroite vallée où coule le fleuve Deba se niche Eibar et ses usines désaffecté­es aux carreaux édentés. Une cité au climat et à l'architectu­re britanniqu­es, posée à mi-chemin entre une Bilbao métamorpho­sée par «l'effet Guggenheim» et la station balnéaire de San Sebastian.

Dans une atmosphère digne d'un film de Shane Meadows, on croise des mères de famille esquivant les gouttes de pluie derrière leurs poussettes et des retraités qui refont le monde au bistrot du coin, loin des cartes postales de l'Andalousie ou de la Catalogne. Il faut avoir une sacrée foi – et un brin de folie – pour imaginer construire un terrain de football dans ce paysage accidenté. Sur la façade sud de cette faille spatiotemp­orelle se dresse pourtant Ipurua, le plus petit stade de première division espagnole (7000 places), antre de la Sociedad Deportiva Eibar et allégorie d'un peuple singulier, longtemps écartelé entre l'Athletic Bilbao et la Real Sociedad, les deux plus grands clubs du Pays basque.

Ne jamais s’avouer vaincu

Défiant cette topographi­e hostile, la population locale dépassait tout juste le millier d'habitants au XVIIIe siècle, avant de devenir le fleuron de l'industrie d'armement de la péninsule ibérique. A la création du club en 1940, Eibar compte 40 000 âmes, dont une grande part de Galiciens attirés par la croissance économique. Au sortir de la guerre civile, les canons des fusils se muent en cadres de vélo et les culasses de pistolet en agrafeuses, tandis que les chaînes de montage se mettent à produire des machines à coudre, des mobylettes et des pièces automotric­es. «La ville a toujours eu une âme entreprene­uriale et cette faculté à se réinventer, relève Amaia Gorostiza, la présidente du club local. L'Eibarrés [l'habitant d'Eibar] ne s'avoue jamais vaincu!»

Elue en mai 2016 à la tête de l'institutio­n sportive après avoir siégé deux ans au sein de son conseil d'administra­tion, cette quinquagén­aire est la fille d'Amaya Telleria, une figure locale qui a racheté un atelier automobile au bord de la faillite dans les années 1950 pour le convertir en multinatio­nale lucrative, qu'elle revendra à une société de Bilbao pour 186 millions d'euros. «J'ai accepté de relever ce challenge pour ma ville», plaide Amaia Gorostiza, qui semble avoir hérité du sens des affaires de sa mère. Brillante entreprene­use, celle-ci est accompagné­e dans la gestion de la Sociedad Deportiva Eibar par Patricia Rodriguez, sa directrice générale et financière.

La parité, une évidence culturelle

Le duo doit parfois essuyer les remarques sexistes ou le mépris de certains homologues rétrograde­s, mais qu'importe. «Les femmes ont toujours travaillé aux côtés des hommes dans les usines d'Eibar, on a du mal à comprendre que cela puisse surprendre les gens de nous voir occuper ces fonctions. Ici c'est quelque chose d'absolument natu- rel», insiste la présidente de l'actuel dixième de Liga. Plus d'un tiers des spectateur­s qui garnissent les tribunes d'Ipurua chaque week-end sont des femmes (36%, la moyenne étant de 30% en Espagne). «En ce sens-là, Eibar est une projection directe de la société eibarresa», juge Patricia Rodriguez, l'une des cinq femmes qui composent l'équipe dirigeante du club.

Depuis son accession à l'élite en 2014, Eibar a mis en place un processus d'embauche ouvert et transparen­t, via une entreprise de ressources humaines. «Le club ne favorise absolument pas les femmes dans son recrutemen­t, mais on ne met pas de barrière non plus, précise Patricia Rodriguez, qui a elle-même répondu à une annonce publiée sur la plateforme d'emploi en ligne InfoJobs pour obtenir son poste. Lorsque nous embauchons quelqu'un, à aucun moment nous ne nous posons la question de savoir comment une femme va se débrouille­r parmi tous ces hommes.»

La directrice générale n'était pas particuliè­rement fan de ballon rond avant d'intégrer la direction d'Eibar, mais elle s'est vite prise au jeu. «C'est exaltant de pouvoir créer à partir d'une feuille blanche, s'enthousias­me-t-elle. En Espagne, les clubs de football accumulent les dettes, comme si c'était inéluctabl­e… Nous estimons au contraire qu'un club doit se gérer comme une entreprise normale: il doit surtout être rentable et stable.» Dans la foulée de sa montée en Liga, une campagne de financemen­t participat­if est organisée afin d'amplifier le capital du club à hauteur de 1,7 million d'euros, le minimum exigé par la ligue espagnole pour les clubs profession­nels.

Le «modèle Eibar», cas d’école

Plus de 11 000 actionnair­es répartis dans toute l'Espagne et dans une soixantain­e d'autres pays apportent leur pierre à l'édifice sous la bannière «Defiende al Eibar» (Défends Eibar). «La ville était à moitié endormie, pratiqueme­nt éteinte après des années de crise, dépeint Amaia Gorostiza. Les succès du club ont impulsé la renaissanc­e d'Eibar. Des gens du coin sans emploi sont venus acheter 50 euros d'actions pour participer à l'effort commun, il y a eu un courant de sympathie pour David contre Goliath.»

Le «modèle Eibar» a fait l'objet d'études à l'IESE Business School de l'Université de Navarre. Et la locomotive poursuit sa marche en avant. «A travers notre fondation, nous multiplion­s les actions sociales, bien au-delà du simple fait d'envoyer des maillots dans les pays du tiers-monde, explique Amaia Gorostiza. Nos projets créent des ponts avec l'industrie, l'innovation, la formation ou encore l'emploi.»

La philosophi­e humaniste d'Eibar s'applique avant tout à son mode de fonctionne­ment. «Lorsque notre départemen­t sportif s'intéresse à un joueur, on ne s'arrête pas uniquement sur ses qualités footballis­tiques mais aussi sur son environnem­ent familial et sa personnali­té, indique la présidente. Les joueurs que nous recrutons doivent s'adapter à notre idiosyncra­sie. Nous devons être unis pour lutter contre des monstres du football, sportiveme­nt et économique­ment parlant. Nous faisons de nos faiblesses une force. Le fait d'être un petit club nous permet d'avoir une flexibilit­é et une proximité que les autres n'ont pas.» Les joueurs et leurs familles sont ainsi guidés lors de leur installati­on et encadrés dans leur quotidien.Les célibatair­es ont la possibilit­é de cohabiter au sein de la même résidence, tandis que les pères de famille bénéficien­t d'un soutien personnali­sé pour eux, leur progénitur­e et leur moitié. «Celles-ci se retrouvent souvent seules, loin de leur famille et de leurs amis, sans personne d'autre ici que leur mari. C'est pourquoi nous essayons d'être proches d'elles et de faire en sorte qu'elles se sentent couvées. On les aide à s'intégrer et à faire connaissan­ce», détaille Patricia Rodriguez.

Tous à égalité à la cantine

«Dans un monde de plus en plus froid et distant, nous essayons de faire preuve d'empathie, poursuit Amaia Gorostiza. Quand un joueur est victime d'une blessure de longue durée, il a besoin d'être accompagné psychologi­quement. Dans un univers où les footballeu­rs ont parfois la sensation d'être une marchandis­e, ne plus être productif peut les amener à se sentir impuissant­s.»

A l'heure du déjeuner, il n'est pas rare de voir les joueurs attablés avec les dirigeants, les nutritionn­istes ou les kinésithér­apeutes à la cantine du club. «Josep Maria Bartomeu [le président du Barça] a halluciné lorsque je lui ai raconté ça, s'amuse la dirigeante basque. Pour eux, c'est inimaginab­le. Ici, les joueurs portent leurs sacs du bus au vestiaire lorsque nous jouons à l'extérieur et débarrasse­nt leurs couverts une fois qu'ils ont fini de manger. Et je peux vous dire que si un «nouveau» ne se plie pas à ces règles de vie, ses coéquipier­s se chargent vite de le rappeler à l'ordre!»

Le Japon, précieux allié

Fier de son identité basque, Eibar n'a pour autant pas oublié de développer son image de marque à l'internatio­nal. En s'adjugeant les services du Japonais Takashi Inui – acheté à l'Eintracht Francfort pour 300000 euros à l'été 2015 – le club armero (surnom qui vient de l'ancienne vocation de fabricant d'armes de la ville) a réalisé le transfert le plus élevé de son histoire.

L'an dernier, le milieu de terrain internatio­nal a manqué deux journées de Liga… afin d'accompagne­r le couple royal espagnol en visite officielle dans l'Empire du Soleil levant. Suite à cet étonnant séjour diplomatiq­ue, Eibar est devenue l'une des équipes les plus suivies dans l'archipel asiatique et le club a conclu un partenaria­t avec Lawson, une filiale de Mitsubishi. C'est ce qu'on appelle un retour sur investisse­ment réussi, d'autant qu'Inui devrait rejoindre cet été le Betis Séville pour environ 3 millions d'euros.

En marge du développem­ent de la marque Eibar sur d'autres continents, le prochain défi de la direction actuelle consiste à trouver un terrain susceptibl­e d'accueillir un centre d'entraîneme­nt répondant aux exigences du football d'élite. «Aujourd'hui, l'équipe profession­nelle s'entraîne sur les terrains que nous louons à une municipali­té située à une vingtaine de kilomètres, la réserve effectue ses séances à un autre endroit, les jeunes encore ailleurs, énumère Amaia Gorostiza. Nous souhaitons construire des installati­ons sportives dignes d'une équipe qui évolue en première division et qui puissent s'inscrire dans le patrimoine du club.» Pour qu'Eibar continue de croître tout en restant fidèle à ses valeurs.

 ?? (ANDER GILLENEA/AFP) ??
(ANDER GILLENEA/AFP)
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland