Esquisse d’un dictionnaire amoureux du Festival de Cannes
L’ancien président du festival publie un «Dictionnaire amoureux» tout de passion, d’anecdotes, de coups de gueule et de coeur
La scène se déroule à la réception d'un grand hôtel du Lido vénitien, en septembre 1989. Gilles Jacob reconnaît instantanément l'homme de cinéma qui est à ses côtés. «C'était pas trop dur, à Prague?» lui lance-t-il pour engager la conversation. Dans un pays qui s'appelle encore la Tchécoslovaquie, la Révolution de velours se prépare. L'homme, interloqué, lui répond: «Je crois que vous me prenez pour un autre.» Gilles Jacob avait cru s'adresser à Milos Forman, il s'agissait en fait de Bernardo Bertolucci!
Cette anecdote, celui qui fut le président du Festival de Cannes de 2001 à 2014, après en avoir été le délégué général dès 1978, la confesse à l'entrée «Gaffe» du Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes, qu'il publie au moment où s'ouvre la 71e édition de la manifestation dont il fut l'âme, et qu'il contribua fortement à ériger en phare du cinéma mondial.
W comme «Weinstein»
Comme tous les dictionnaires amoureux, celui-ci nous engloutit dès qu'on s'y plonge. Par curiosité, on commence par en lire l'imposant sommaire – quelque 230 articles pour plus de 800 pages. D'instinct, on part alors sur W comme «Weinstein». Bien avant d'apprendre que le magnat hollywoodien était un prédateur et harceleur sexuel, le Français se méfiait du puissant, influent et caractériel producteur. «Il y avait quelque chose dans son physique et dans ses manières qui me dégoûtait», écrit-il. Avant d'expliquer comment, afin de marquer son territoire, il commença devant ses insupportables pressions par refuser de sélectionner un de ses films.
L'ancien critique parle aussi de la «Presse» et de la figure du «Journaliste». Il sait ce que veut dire couvrir le Festival de Cannes: «La mer est bleue, il sait qu'elle est là, mais dans son parcours du combattant il ne la voit même pas. […] Le critique de quotidien […], il n'arrête pas de courir.» Il est assez aisé de se reconnaître dans les lignes qui suivent. C'est là un des grands mérites du livre: il s'adresse autant aux cinéphiles qu'aux amateurs de glamour, aux professionnels vivant le festival de l'intérieur qu'aux simples curieux désireux d'appréhender un des événements les plus médiatisés du monde après les JO et la Coupe du monde de foot.
Godard, l’homme pressé
De Jean-Luc Godard, Gilles Jacob dit «qu'il s'est construit un personnage d'ours mal léché: barbe de trois jours, cigare, oeil sévère, amusé ou furibard derrière ses lunettes teintées, et surtout virulence et ironie dans le propos, celles d'un original mal luné qui n'a pas de temps à perdre». Il affirme, et il a raison, que la réflexion qui accompagne les réalisations du Vaudois est aussi importante que l'oeuvre. Dans quelques jours, Godard montrera en compétition officielle Le livre d’image. Mais il restera à Rolle et laissera son film parler pour lui-même. Lorsqu'on lit ce que raconte Jacob à l'entrée «Cris, huées, sifflets…», on se dit que d'autres cinéastes auraient eu fin nez de faire de même.
▅ Gilles Jacob, «Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes», Plon, 816 p.